En ce mois de juillet, la Chaire de Philosophie vous propose de découvrir le travail d'Anaïd Mouratian ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­ ͏ ‌     ­
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Le deuil dans les organisations, un état des lieux

Il peut sembler a priori incongru d’interroger le deuil et le vécu du deuil au sein des entreprises et des organisations. Le deuil, après tout, est affaire d’intimité, de vécu personnel et/ou familial, et n’a que peu à voir avec le monde professionnel. Tout au plus peut-il être abordé dans le cas de la mort d’un salarié ou d’un collègue. Pourtant, le deuil dépasse les frontières du personnel et du professionnel, de l’individuel et du social. Dans la sphère professionnelle, le deuil s’observe tant dans ses conséquences psychosociales sur le salarié que dans ses incidences sur le travail lui-même et le collectif de travail. La (mauvaise) gestion du deuil peut entraîner alors des risques importants pour le salarié et l’organisation. La pandémie de la Covid-19, et les nombreux décès qu’elle a entraîné, a donné un exemple des conséquences du deuil à grande échelle dans les populations et des conséquences que la mort et les vécus du deuil, variés, pouvaient avoir notamment sur la santé mentale et la productivité. Moment de crise aussi bien pour l’individu que pour les entreprises, le deuil s’avère pourtant peu étudié dans son rapport au monde professionnel. C’est pour pallier ce manque et ouvrir des pistes de réflexions qu’Anaïd Mouratian, docteure en philosophie, a recensé la littérature récente sur le sujet.

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Anaïd Mouratian
Docteure en philosophie, Anaïd Mouratian a soutenu en 2021 une thèse à l’Université Paris-Est Créteil relative à l’herméneutique de la proximité chez Paul Ricoeur. Elle exerce désormais comme chargée de cours (Adjunct Lecturer) à l’American University of Armenia.

Impact du deuil dans les organisations

Dans cet état de l’art, est tout d’abord évoquée la reconnaissance d’une évolution des pratiques rituelles du deuil. Auparavant familial et collectif avec des rituels bien marqués, le deuil devient progressivement affaire d’individu et se déritualise (Baudrillard, 1976 ; Déchaux, 2000 ; Longneaux, 2020) autant qu’il se désinstitutionnalise. De moins en moins de place est donnée au mourant ou au mort dans l’espace social. Cette conception individuelle du deuil, qui se travaille tout au long du XXe siècle, débouche sur une médicalisation progressive des vécus du deuil (psychanalyse, psychologie, parfois psychiatrie avec prescription de médicaments en conséquence). Le deuil et ses vécus se retrouvent ainsi encadrés médicalement et socialement, avec des attentes sur sa durée, ou la façon d’être exprimé (Granek, 2014). Les individus se retrouvent même parfois à devoir « performer leur deuil », à manifester publiquement un endeuillé normatif, triste un temps, puis allant « de l’avant » et « ne se laissant pas abattre » malgré ces moments de mélancolie ou de tristesse, qui d’ailleurs doivent rester passagers. L’endeuillé idéal s’avère ainsi un endeuillé résilient, capable de mettre son deuil à part de sa vie, et d’y revenir quand il se sent ou quand il en a le temps. Un deuil hermétique, qui n’a aucune influence sur le travail, les relations sociales, familiales, sur le corps et tout juste sur la santé mentale. Un deuil qui ne correspond pas à ces attentes, parce qu’il est trop long ou trop manifeste, se transforme ainsi en deuil pathologique ou illégitime aux yeux des autres, ce qui exerce une pression sur l'endeuillé et peut l’enfermer dans une certaine solitude.

Pourtant, rares sont celles et ceux capables de faire leur deuil de la façon attendue et, dans les faits, la perte d’un être ne se cantonne pas à la sphère intime ou la sphère familiale, même si cela est espéré. Dans les risques psycho-sociaux, des études montrent une corrélation entre le deuil et une aggravation des maladies antérieures (notamment chez les femmes et les 18-24 ans), mais aussi des problèmes de concentration, des erreurs de jugement, une augmentation de blessures et accidents, l’arrivée d’un stress chronique ou le développement d’addictions (alcoolisme etc.) (équipe Sumer – DARES, 2021), autant d’éléments qui peuvent motiver la mise en arrêt, la perte d’emploi ou le changement de travail de l’endeuillé (CREDOC, Empreintes et CSNAF, 2021).

Deuils et organisations : un état des lieux

La reconnaissance du deuil dans les organisations s’appuie en grande partie sur la législation et le droit qui l’encadre, notamment les jours de congé autorisés qui attribuent plus ou moins de valeur à la personne décédée. Ainsi, la perte d’un enfant de moins de 25 ans autorise un arrêt de travail de 7 jours chez un salarié (5 jours avant le rallongement voté en 2020), mais seulement 3 jours pour la perte du conjoint ou d’un parent. Se dessine ainsi en filigrane une économie morale du deuil qui décide de la valeur de la vie perdue, sans considération pour la relation entre l’endeuillé et le décédé. D’autres deuils, nombreux, ne sont pas pris en compte législativement, voire honnis socialement. Il s’agit des « disenfranchised grief » ou deuil non-reconnus (Doka, 1989). C’est le cas lorsqu’un salarié décède au sein d’une entreprise en dehors du travail et dont la disparition va pourtant avoir des conséquences psychosociales sur ses collègues et autres salariés. Non prévus par le droit du travail, les arrêts et congés deviennent plus ambigus et ne sont pas directement revendiqués comme reliés à la mort du collègue. Lorsque que le deuil résulte d’un suicide, ou d’un accident ayant eu lieu sur le lieu de travail, la pression sociale oblige bien souvent au silence et confine encore le deuil à la discrétion et au secret car ces morts sont plutôt stigmatisées (Goffman, 1963).

Dans ce contexte, des études montrent que le travail et le milieu professionnel peuvent s’avérer bénéfiques pour l’endeuillé, qui continue d’y maintenir des relations sociales et d’avoir des activités. Cependant, malgré cette aide que peut apporter le maintien d’une activité, managers et services des ressources humaines sont souvent mal-formés et mal informés et pondèrent ces aspects bénéfiques avec des remarques et des attitudes heurtantes (CREDOC, Empreintes et CSNAF, 2021). Améliorer la prise en charge du deuil ou du moins ne pas l'aggraver permet ainsi de protéger la santé mentale des employés ou membres des organisations et éviter de trop nuire à la production ou au travail. Penser la prise en charge du deuil en organisation doit donc se formaliser comme un investissement et non comme un coût.

Ouvertures et propositions

 Aujourd’hui, la prise en charge du deuil dans les entreprises se fait au cas par cas par les managers et les RH. En cas de besoin, si l’organisation traverse une crise (décès d’un employé, etc.), elle peut faire appel à des cabinets de conseils pour anticiper la gestion de crise lorsqu’elle sait que son fonctionnement peut favoriser l’apparition de risques psycho-sociaux (éviter qu’un suicide se suive d’un effet miroir, par exemple). Les mutuelles professionnelles peuvent aussi inclure des suivis psychologiques. Enfin, le monde associatif peut aussi être sollicité pour participer à la formation. Afin de sortir de cette prise en charge au cas par cas, cet état de l’art propose ainsi d’explorer les solutions possibles pour prendre en charge le deuil ou du moins l’accompagner dans les organisations. Inspirée entre autres de ce qui se fait déjà en Suisse ou en Amérique du Nord (Berthod et de Almeida, 2009, 2011 ; Zeghiche, 2019), elle préconise la formation de référent deuil dans les organisations, en binôme, pour soutenir les endeuillés dans la durée et apporter une prise en charge personnalisée. L’élaboration d’un protocole sur le sujet dans les entreprises, inspiré du guide du deuil au travail (Jung, Ischer, Haunreiter et Berthod, 2022) doit aussi favoriser un accompagnement respectueux des personnes endeuillées. En parallèle, les cadres législatifs doivent se préciser en intégrant le deuil dans les réflexions de santé publique.


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