Année 2016/2017Soin et Compassion 1

Séance du 19 janvier 2017 / Sandra LAUGIER

Le care comme concept transformateur de l’éthique

Compte rendu Sandra Laugier
Vers une politique de l’ordinaire

“Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est à dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes, qu’à cause de cela nous ne le percevons pas.1

Ce que nous avons nommé le souci des autres fait partie de ces phénomènes vus, présents sous nos yeux, mais non remarqués, assurant l’entretien d’un monde humain. Le souci des autres est une façon différente de vivre la moralité, qui diffère des conceptions morales contemporaines basées sur la justice et l’impartialité. Car ce qui guide notre action se ne sont pas tant des principes moraux, abstraits et univoques, qu’une forme de moralité qui prend sa source dans le particulier, dans ce qui est important pour le maintien et la conservation de la vie, telle que nous éprouvons.

Sandra Laugier nous rappelle que la vie humaine en tant que forme de vie ou forme de la vie, se caractérise par l’ordinaire, le continu des pratiques quotidiennes, et s’expose par là même à certaines formes de ruptures et vulnérabilités, parfois extrêmes, voire tragiques, comme dans le cas de catastrophes naturelles ou de conditions de vie concentrationnaire, qui sont autant d’empêchements radicaux à la vie ordinaire. Le care vise ainsi à l’entretien des activités quotidiennes auxquelles on ne prête souvent aucune attention et qui sont pourtant indispensables au déroulement continu de la vie quotidienne.

Les éthiques du care proposent un monde de pensée plus contextuel et narratif que formel et abstrait. La morale ne se fonde pas sur des principes universels, mais elle part d’expériences rattachées au quotidien et des problèmes moraux de personnes réelles dans leur vie ordinaire. Cette morale trouve sa meilleure expression, non pas sous la forme d’une théorie, mais sous celle d’une activité : le care comme action et plus exactement comme travail. Faire une place au souci des autres qui ne faut pas seulement comprendre comme un affect, mais également comme une activité. L’importance des éthiques du care est précisément dans leur exercice.

L’essence du care 2 est dans l’attention aux détails de la vie des personnes, à leur vulnérabilité ou leurs besoins spécifiques, les exprimer par la narration et l’image, faire preuve de sollicitude, de compassion et de bienveillance, inventer des réponses non reproductibles, adaptées à chaque cas, basées sur le respect des autres et non pas dans l’abstraction, mais dans leurs propres termes. Le care ne se situe plus alors à la périphérie de la justice sociale, mais en son centre.

La relation care/justice

L’éthique du care présuppose une nouvelle définition de la justice, un supplément d’âme qui vient s’ajouter à la conception traditionnelle des droits individuels et d’une justice impartiale. Ajouter à la notion de justice tout ce que l’on regroupe sous le nom de care : plus de chaleur, plus de communauté, plus d’attention personnelle aux autres, aux situations ordinaires…tout simplement un supplément d’humanité. Le centre de gravité de l’éthique est ainsi déplacé du “juste” à “l’important”.

Pour légitimer cette approche du care il faudrait revenir au sens ordinaire de la justice, à la pratique des soucis des autres, mais sans le risque de généraliser. Eviter la tendance à confondre sa propre perspective avec un point de vue objectif, la tentation de définir l’autre dans ses propres termes, “la pulsion de généralité”.

Le care n’est évidemment pas un substitut pour la justice, sa relation avec la justice est de nature complémentaire, comme le sont la justice et la beneficence 3 chez Adam Smith. Comme l’écrit ce dernier: “Beneficence is always free, it cannot be extorted by force”. La loi fondée sur le pouvoir coercitif de l’Etat, protège des droits spécifiés et délimités (les libertés et leurs limites). La justice quant à elle, prononce idéalement l’égalité de tous devant la loi. Le care et la justice s’articulent ainsi dans un processus de construction d’une citoyenneté défendant des institutions justes, normativement orientées vers le bien commun. Pour Frédéric Worms, c’est en opposant ces termes sans voir leurs interconnections complexes et les enjeux politico-éthiques qu’ils contiennent que l’on réduit nos perspectives politiques et éthiques.

Ce qui vient d’être dit a pour implication la possibilité d’une mobilisation active et délibérée de l’éthique du care, visant à en faire un concept social et politique, ne la limitant pas aux contexte du prendre soin des plus vulnérables, permettant au sentiment qui est à l’origine du care de s’exercer de façon socialement reconnue dans un travail, permettre que la relation créatrice et individuante ait sa part et sa place.

Une voix différente : Donner voix à ceux que l’on entend peu

“Une réflexion qui passe par une redéfinition de ce qui est une expression juste. La voix est indissolublement personnelle et collective, et plus elle exprime le singulier, plus elle est propre à représenter le collectif. Croire votre pensée, que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel ; le plus intime finit toujours par devenir le plus public.” 4

Les éthiques du care permettent d’intégrer plus de voix, de valoriser ce qui est devalorisé, en s’appuyant avant tout sur un diagnostic du présent : le “prendre soin” comme condition invisible et nécessaire du marché du travail. Car l’entrée dans la compétition des uns n’est possible que parce que d’autres s’occupent des tâches de soin. Se constitue ainsi un monde divisé entre “centre” et “périphérie”, une fracture entre le monde valorisé de ceux qui sont hautement “performant”, et la marginalisation des donneurs et des receveurs de soin. Pour pallier cette fracture, il ne faut pas distinguer “les vulnérables” toujours comme “les autres”. La vulnérabilité est inhérente à la condition humaine, non seulement à une certaine population.

L’enjeu des éthiques du care est aussi politique, car elles mettent en évidence les réalités négligées et le manque de théorisation de ces réalités sociales “invisibilisées”.

Care – le nouveau paradigme d’un monde vulnérable

Le care vise à aller plus loin qu’une éthique des vertus ou du développement humain il veut valoriser le souci des autres, non contre le souci de soi, mais comme base même d’un réel et réaliste souci de soi, d’une culture de notre capacité à faire attention à nos besoins.

Le care privilégie l’attention et la réactivité dans des situations particulières. Il se présente moins comme une construction rationnelle a priori que comme un récit qui prend en compte les détails difficilement perceptibles de la vie quotidienne. Il ne s’agit plus d’appliquer les bonnes règles à une situation donnée mais d’y déceler les problèmes majeurs. On doit comprendre l’autre plus que trouver un accord avec lui. Selon Sandra Laugier, il est difficile de voir dans cette théorie “une perspective morale cohérente” précisément parce qu’elle subit elle-même la domination d’autres théories morales dissimulant la voix différente qu’elle cherche à faire entendre.

Prendre en compte le care, c’est comprendre un ensemble de transformations sociales : les migrations transnationales, les besoins de prises en charge, mais aussi les transformations des modes capitalistes d’organisation du travail, le débat sur le revenu universel (une forme de dignité minimal due à tout être humain), la question environnementale, et la vulnérabilité de notre Terre. Transformer notre vision du monde en faisant apparaître des tâches et des personnes dévalorisées comme indispensables au fonctionnement ordinaire de notre monde, c’est là tout l’enjeu des éthiques du care.

Bibliographie

  • Gilligan, Carol, Une voix différente. Pour une éthique du care, trad. Annick Kwiatek, rév. Vanessa Nurock, Paris, Flammarion, 2008.
  • Laugier, Sandra, Qu’est-ce que le care ? (avec Patricia Paperman et Pascale Molinier), Paris, Payot, 2009
  • Laugier, Sandra, Face aux désastres. Une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses collectives (avec Anne M. Lovell, Stefania Pandolfo, Veena Das), Paris, Ithaque, 2013
  • Laugier, Sandra, Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
  • Laugier, Sandra, Anthropologie du désastre, care, formes de vie
  • Laugier, Sandra, L’éthique comme politique de l’ordinaire
  • Tronto, Joan, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993
  • Tronto, Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, trad. Hervé Maury, Paris, Découverte, [1993] 2009

1.Foucault, Michel, “La philosophie analytique de la politique” 1978, Dits et Écrits3.
2. Le mot Care, très courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de » et un substantif qui pourrait selon les contextes être rendu en français par soins, attention, concernement. Les difficultés à traduire le “care” contribue au maintien de l’expression anglaise dans plusieurs œuvres francophones et sont fréquemment discutées.
3. Beneficence représente une affirmation libre et positive du bien et si elle ne s’affirme pas suffisamment, il n’en demeure pas moins qu’elle sert le bien commun, Adam Smith , La Théorie des sentiments moraux, p.56
4. Chronique de Sandra Laugier, dans Libération, 19.11.2012