Depuis 2006, la Revue française d’éthique appliquée questionne et analyse l’articulation entre les questionnements éthiques et le terrain d’où ils jaillissent. Initiative du Département de recherche de l’Université Paris Sud, de l’Espace de réflexion éthique/Ile-de-France (ERER/IDF) et du Réseau de recherche en éthique appliquée Ile-de-France, bi-annuelle, cette revue procède d’une démarche éthique « en acte » attentive aux innovations dans les pratiques mais aussi aux études académiques.
À l’occasion de la parution du 14e numéro en décembre 2023, un dossier thématique portant sur les « Injonctions contradictoires » a été réalisé en partenariat avec la Chaire de Philosophie à l’Hôpital. Coordonné par Valérie Gateau (docteure en philosophie, cheffe de projet au GHU Paris Psychiatrie & Neurosciences et chercheure associée à la Chaire de Philosophie à l'Hôpital), Nicolas El Haïk-Wagner (doctorant en sociologie - Cnam), Paul-Loup Weil-Dubuc (chercheur en éthique, responsable du pôle Recherches - Espace de réflexion éthique de la région Ile de France, rédacteur en chef de la RFEA) et Pierre-Emmanuel Brugeron (responsable du pôle Ressources - Espace de réflexion éthique de la région Ile de France, rédacteur en chef adjoint de la RFEA), ce dossier décrit des situations d’injonctions contradictoires courantes dans le domaine du soin.
Théorisée dans les années 1950 par Gregory Bateson (psychologue et anthropologue) et Paul Watzlawick (psychologue et sociologue), l’injonction contradictoire est un paradoxe communicationnel dans lequel respecter une des deux contraintes implique nécessairement de se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de la deuxième. La pandémie de la Covid-19 a été un bel exemple de ces multiples injonctions touchant le monde de la santé et du soin : soigner sans soignants, dépister sans test, se protéger sans masque, prendre le temps sans en avoir, prendre en charge sans moyen, etc. Ainsi, « Les injonctions contradictoires sont nombreuses et bien visibles dans le domaine du soin et de l’accompagnement : les hôpitaux sont jugés sur leur capacité à maîtriser leur budget, mais les discours portent sur les valeurs et sur un soin centré sur la personne. Les soignants doivent personnaliser la prise en charge des malades et répondre aux critères de standardisation des soins. Il leur est demandé de prodiguer des soins de qualité, mais dans des conditions de travail défavorables à la qualité des soins » (Gateau, El Haïk - Wagner, Brugeron, Weil-Dubuc).
Ces injonctions ne sont pas sans conséquences : elles participent à une érosion de la confiance entre soignants et soignés, provoque une souffrance éthique des soignants (arrêts maladies, dépression, burn-out, démissions) et une crise de l’écoute expliquant qu’aujourd’hui, le monde de la santé est mal perçu, connoté d’impossibles, de surmenage et de maltraitance. Des conséquences que nous avons déjà pu toucher du doigt à la Chaire de Philosophie à l’Hôpital avec les travaux de Valérie Gateau, notamment sur la question de la souffrance des soignants et les enjeux éthiques de la narration comme sortie possible. Les effets de l’injonction contradictoire ne s’arrêtent donc pas à simplement à la psychologie personnelle, bien au contraire : elle engage des pathologies sociales plus vastes touchant tout un corps professionnel et par là même ceux qui bénéficient de leurs soins.
Ce dossier est ainsi l’occasion d’aborder la crise des systèmes de santé, de la prise en charge des malades et des actes de soin non pas seulement en se focalisant sur une description des maltraitances et mauvais traitements, mais en décortiquant aussi l’une de ses causes - la souffrance éthique à l'œuvre dans les métiers du soin soumis à de trop grosses discordances - le tout en cherchant des solutions au travers de ce que l’on appelle l’« éthique appliquée ».
|