Le soi et son cerveau : le pluralisme poppérien.
The Self and Its Brain, publié en 1977, est un livre en trois parties. La dernière, consiste en retranscriptions de conversations entre Karl Popper et John Eccles, conversations qui ont précédé la rédaction de leur deux parties respectives. La deuxième est l’oeuvre de Eccles, un neurobiologiste prix nobel en 1963 pour ses travaux sur la synapse (avec Hodgkin et Huxley). C’est la première partie de cette ouvrage, celle de Popper qui nous intéresse ici et qui a été traduite en français en 2018[1]. Eccles et Popper défendent un position pluraliste, pour Popper au moins, dualiste pour Eccles, qui revendique l’existence d’une esprit, non réductible à la matière, renouvelant le dualisme cartésien tombé en désuétude à l’époque de l’élaboration du livre.
La thèse de Popper est anti-matérialiste, et plus directement, anti-physicaliste. Le matérialisme s’oppose traditionnellement au dualisme, notamment dans son acception cartésienne, il n’existe qu’une seule substance, matérielle, et non pas deux, l’esprit et la matière, comme défendu par Descartes. Popper reprend donc le dualisme Cartésien là où ses critiques l’ont laissé, et l’idée de l’existence réelle de l’esprit, un esprit non réductible à la matière
Popper s’attaque donc aux positions monistes matérialistes, Or Popper est aussi un farouche anti-idéaliste, la science est objective, le réel existe. Mais, s’il récuse l’existence d’une substance pensante, à la Descartes, et se méfie des questions qu’est ce que qui conduise à essentialiser le débat et chercher des réponses absolues, alors que la prétention à la connaissance certaine lui paraît non seulement excessive mais dangereuse, il lui semble aussi qu’on ne peut pas évacuer, totalement l’esprit du monde. La nature existe et la conscience en émerge. Mais elle n’est pas réductible à la matière et n’est pas non plus une substance comme chez Descartes. Popper va donc d’une part traiter le cartésianisme et ses erreurs, réfuter les positions matérialistes ou physicalistes qui se sont constituées contre Descartes et ont conduit à des positions monistes qui évacuent l’esprit en tant que tel et, surtout, son pouvoir causal, pour proposer sa propre version d’un dualisme interactionniste, reconnaissant les interactions causales entre esprit et corps. Il propose pour cela non pas un dualisme avec un monde 1 matériel et un monde 2 spirituel, mais un ternarisme avec un monde 3 constitué d’idées, de concepts, de théories, les trois en interaction.
Le monde 1 est celui de la matière, des corps et du corps. Il en a émergé le vivant, concomitamment aux problèmes, puis la conscience, le monde 2. Quant au monde 3, il est celui “des contenus de pensée, des produits de l’esprit humain”[2], dont les théories, vraies ou fausses et les mythe. Dans l’idée de Popper, ces émergences s’inscrivent dans un processus évolutionniste, d’autant moins prédictible que la causalité descendante permet aux individus de modifier leur environnement et donc les modalités de la pression sélective. Les animaux ne sont pas que soumis à la pression du milieu, ils agissent sur le milieu. Cela signifie que mes préférences comptent, énormément.
Popper affirme aussi l’existence des sois. Le soi se constitue, sur la base de dispositions innées, grâce à ses interactions avec le monde 3, la constitution du soi est sociale, passe par des apprentissages comme le langage et les interactions avec autrui. L’apprentissage de soi passe par devenir soi, par faire, par développer des théories, sur soi notamment, et les tester. On apprend à devenir soi. Si Popper refuse de poser la question de ce qu’est le soi il pense fondamental de s’intéresser à son développement et à ses fonctions. Popper pense alors que la métaphore du fantôme dans la machine est une très bonne formule. Le soi est le pilote du vaisseau, il possède son cerveau, le programme, le pilote, en joue. Cette capacité vient de son lien au monde 3, aux autres soi, et sa capacité à se prendre lui-même comme objet de pensée critique. C’est ce qui nous différencie des autres animaux.
L’origine de sa pensée est éthique. Le livre s’ouvre sur Kant et la nécessité morale de traite les autres hommes comme des fins en soi. Or on ne traite pas les machines comme des fins, l’homme ne peut se résumer à être une simple machine. C’est de là que provient son opposition au programme matérialiste. L’humanisme Poppérien le conduit à son interactionnisme. C’est un exemple de construction théorique au service d’un a priori éthique te Popper semble réagir à la crainte de voire se dissoudre la liberté. L’ennemi est autant le déterminisme que le matérialisme. mais ses attaques portent sur des positions au mieux désuètes. Ce livre est polémique, bien écrit, cultivé… mais ses sources sont partielles, choisies, voir tronquée. Son analyse historique est, disons, originale… Popper préfère convoquer les grands noms des temps anciens que la bibliographie de la philosophie de l’esprit qui lui est contemporaine. On pourrait se laisser séduire par cette thèse attirante, éthique. Cela nous rappelle la nécessaire méfiance, vis à vis des arguments d’autorité et la nécessité d’au moins nous intéresser un minimum au champ avant de nous laisser convaincre par une thèse, surtout si elle répond à nos a priori et qu’elle fait système. Il nous rappelle aussi de nous méfier de l’attrait de l’idéalisme et de l’essentialisme auxquels la thèse de Popper, malgré son opposition farouche, répétée tout au long de son oeuvre, n’est pas loin de conduire, au nom d’une ambition éthique.
[1] Le Soi et son Cerveau (SSC) trad Daniel Pimbé. Editions rue d’Ulm.
[2] SSC, p76