Compréhension contemporaine du sujet : perspectives pour la psychiatrie
Le récit de soi de Judith Butler
Intervenante : Mona Gérardin-Laverge, Docteure en Philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, actuellement post-doctorante de l’Université Paris Lumières au laboratoire Sophiapol (Université de Nanterre)
Dans ce livre, Butler s’interroge sur la pratique morale et la vie éthique en prenant en compte le contexte social et politique dans lequel nous vivons et le caractère irréductiblement relationnel de nos vies. Elle mobilise plusieurs auteurs qu’elle utilise, selon ses propres dires, « de manière éclectique », qui lui permettent d’affirmer que la socialité et la relation à autrui sont au cœur de nos subjectivités.
Ainsi, la souveraineté du sujet et sa transparence à lui-même ont été remises en cause par différentes perspectives qui ont montré que le sujet est :
- une réalité historique, qui varie selon les époques ;
- un produit des normes sociales, qui se constitue en rapport avec elles et ne peut se contenter de les ignorer ou de les refuser ;
- un être-lié, fondamentalement dépendant de ses relations aux autres et de la reconnaissance d’autrui pour exister ;
- un être opaque à lui-même, qui ignore une part importante de sa propre histoire, et ne peut ni prévoir ni maitriser l’ensemble de ses désirs et de ses comportements.
La souveraineté du sujet doit donc être remise en cause sur le plan de la conscience, de la connaissance de soi et de l’action.
À partir de là, le grand problème du livre est le suivant : est-ce que cette conception du sujet empêche de penser la capacité d’agir et la responsabilité, donc rend impossible la morale ? Ce problème est particulièrement sensible lorsqu’on le formule en termes de « récit de soi ».
En effet, le récit de soi parait constituer la base de la vie morale : un sujet, conscient et responsable de ses actes, en est l’auteur, c’est-à-dire qu’il les choisit en connaissance de cause et peut, dans cette mesure, en rendre compte, donc expliquer ce qu’il a fait et pour quelle raison. Il s’agit non seulement de rendre compte de certains de ses actes en indiquant leur conformité à des principes moraux mais, dans une perspective éthique plus générale, de rendre compte de soi, c’est-à-dire de la manière dont on vit, en mettant en évidence les valeurs en fonction desquelles on vit
Sur ce plan, Butler rejoint Adorno, qui considère que les principes moraux considérés abstraitement ne suffisent pas, mais qu’ils ont besoin d’être appropriés par un « je » et d’ouvrir des possibilités concrètes de vie dans un certain contexte social, historique et politique.
Cela permet de préciser le problème que Butler affronte dans ce livre : la conception du sujet développée par de nombreux auteurs, et notamment par le post-structuralisme, qui remet en question la souveraineté et la transparence à lui-même du sujet, constitue-t-elle une entrave au récit de soi qui est à la base de la pratique morale et de la conduite d’une vie éthique ?
Pour répondre, Butler commence par affirmer que sa conception du sujet ne constitue pas une entrave au développement d’une perspective éthique, avant d’opérer un renversement radical de perspective : « Je veux défendre l’idée que ce que nous considérons souvent comme un “manquement” éthique peut très bien avoir une valeur et une importance éthiques qui n’ont pas été correctement reconnues par ceux qui assimilent trop rapidement le post-structuralisme au nihilisme moral » (p. 21). Si l’opacité du sujet à lui-même vient de son caractère fondamentalement social et des relations primaires qu’il a aux autres et dans lesquelles il est construit, Butler montre que ce qui paraissait être une faiblesse sur le plan éthique – l’opacité du sujet à lui-même – est en fait une force, permettant de penser une vie éthique dans laquelle autrui et le monde social ne sont pas seconds, mais premiers.
Pour mieux comprendre le cheminement de Butler dans ce livre, le cours examine successivement différentes questions :
I) Qu’est-ce que « rendre compte de soi » ?
II) Qu’est-ce que remettre en cause la souveraineté du sujet ?
III) Comment penser la capacité d’agir par-delà l’alternative du déterminisme et de la liberté, pour repenser l’action et la responsabilité ?
IV) Quel renversement de perspective propose Butler pour penser la vie éthique ?
Il se conclut ainsi : au travers du récit de soi, de ce qui le rend possible et des limites qu’il rencontre, Butler explore les conséquences morales d’une certaine conception du sujet qui met en évidence son historicité, son caractère fondamentalement social et relationnel ainsi que sa non-transparence à lui-même. Elle montre que, loin de constituer un obstacle à la philosophie morale, cette condition du sujet est au contraire ce qui la rend possible, en permettant de dépasser la délibération abstraite sur les valeurs et les principes moraux, pour s’intéresser à la vie éthique dans son contexte social et politique.