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1897. Durkheim, âgé de 39 ans, vient d’accéder au poste de professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Dans les cours qu’il donne depuis une dizaine d’années et à travers ses deux livres précédents, De la division du travail social (1893) et les Règles de la méthode sociologique (1895), il a commencé à essayer de fonder la sociologie scientifique qu’il appelle de ses vœux, une sociologie dont le postulat fondamental est que le social est davantage que l’agrégation des comportements individuels. Ces ouvrages, cependant, ont essuyé de vives critiques et ont été l’objet de ce qu’il considère comme des malentendus. Le suicide sera une réponse à ces détracteurs. A travers une étude empirique à l’objet bien déterminé, Durkheim y démontrera, magistralement il l’espère, le pouvoir heuristique des principes méthodologiques qu’il a édictées dans les Règles et plus généralement, la pertinence de sa vision de ce que doit être la sociologie. Avoir choisi la question du suicide, dans cette perspective, est tout sauf anodin. C’est un défi : se saisir de l’expérience réputée la plus intime et la plus personnelle pour montrer ce qu’elle-aussi doit à la société. Quel objet pouvait a priori paraître moins favorable à l’approche holiste ? Quelle réussite on est en droit d’attendre, par conséquent, si ses secrets les mieux gardés sont vaincus par la méthode sociologique !

Après avoir donné du suicide une définition préalable, dont la prétention à la validité s’étend à toute société humaine (universalisme méthodologique), Durkheim fait l’effort de rendre son objet d’étude problématique. Il construit à cette fin l’énigme suivante : pourquoi si, comme on a coutume de le dire, le suicide est chose toute personnelle, les taux de suicide nationaux sont-ils à ce point prévisibles ? La réponse sera produite en trois temps. 1) Grâce à la méthode statistique des variations concomitantes, il s’agira, dans une première partie de l’ouvrage, d’éliminer une à une les explications du suicide qui, mobilisant des facteurs « extra-sociaux » (maladie mentale, alcoolisme, hérédité, température, imitation…), ne respectent pas le principe, édicté au chapitre 5 des Règles, selon lequel les faits sociaux (ici, le suicide) ne peuvent être expliqués que par d’autres faits sociaux . 2) Il s’agira, dans la seconde partie de l’ouvrage, en s’appuyant toujours sur des données statistiques, de déterminer les faits sociaux qui expliquent le suicide en tant que fait social et qui rendent prévisible les formes qu’il prend. Ces faits explicatifs et prédictifs sont d’une part, le degré atteint par la division du travail au sein de la société, dont dépend la prédominance des suicides dits « altruistes » ou celle, au contraire, de ceux dits « égoïstes » ; d’autre part, la gestion politico-juridique du progrès de la division du travail, dont dépend la prédominance des suicides dits « anomiques » ou celle, au contraire, de ceux dits « fatalistes ». 3) Il s’agira enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage, de répondre à l’énigme de départ, en développant une théorie sociologique de l’intégration sociale, capable de lier le niveau du fait social sui generis (appréhendé via le taux de suicide) à celui des comportements individuels (appréhendé via ’attitude de tel ou tel individu à l’égard du suicide). Cette théorie a des implications politiques : elle permet à Durkheim d’une part, de nous dire pourquoi, en tant que modernes, nous devons vouloir lutter contre le suicide ; d’autre part, d’indiquer des solutions politiques pour faire baisser le taux de suicide national, à savoir : le renforcement de l’organisation des groupes professionnels, dans la mesure où ceux-ci, si du moins, ils sont organisés de manière à respecter (et même à accroître) l’autonomie de leurs membres, préservent ces derniers contre les suicides égoïstes et anomiques, typiques de la modernité.

Le Suicide apparaît ainsi, bien plus que le monument positiviste à quoi, parfois, on a cherché à le réduire, un grand livre politique.

Cyril Lemieux est sociologue, directeur d’études à l’EHESS et directeur du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités (CNRS/EHESS). Ses travaux portent sur la sociologie des médias et sur la théorie sociologique. Derniers ouvrages parus : (avec B. Karsenti) Socialisme et sociologie (2017) ; La sociologie pragmatique (2018) ; direction de la section “Sciences sociales” de L’identité. Dictionnaire encyclopédique (J. Gayon et alii, 2020).