En concordance avec la pensée existentialiste, Winnicott explique à plusieurs reprises : « Un bébé, cela n’existe pas ». Il faut comprendre qu’il n’existe pas en tant que sujet agissant, il est dans une situation de dépendance totale et, de ce fait, on en vient immédiatement à s’intéresser à ce qui le fait être, assure cette dépendance et constitue l’interface entre l’enfant et le monde qui l’entoure.
Pour Winnicott, c’est la mère qui assume cette fonction, elle présente le monde au bébé « à petite goutte » et ce faisant prodigue le soin primordial, matriciel – ce qui pose les fondations de la manière qu’aura l’enfant d’interagir avec son environnement, et donc d’exister en son sein. En somme, il s’agit de l’amorce du processus de développement. Le soin inaugural s’exerce de manières multiples (regard, parole, alimentation…) mais sa caractéristique essentielle est celle du holding, le maintien du nourrisson visant à éviter sa chute non seulement comme fait mais aussi, pour Winnicott, plus tard, comme sentiment, comme maladie. L’aspect ultime – dans les deux sens du terme – de ce soin correspond à la présentation des objets qui est faite à l’enfant. C’est ce qui vient parfaire l’absence de frontières dans l’expérience du nourrisson et, ce faisant, ce qui lui permettra d’intégrer l’inconnu, d’effectuer le trajet inverse de non-intégration qui n’est absolument pas une désintégration, mais la condition d’existence d’une capacité à la solitude créative.
Tout comme il ne faut pas voir chez Winnicott l’œuvre d’un conservatisme sans fard – il nuance cet aspect avec précision avant de conclure « je dis la mère plus fréquemment que le père, mais j’espère que les pères comprendront » – il ne faut pas acter non plus d’une vision idyllique du lien entre la mère et son enfant. Au contraire, ce dernier constitue un fardeau : il bouleverse le monde intime, interfère en tout, montre fréquemment une indifférence aux sacrifices faits pour lui et peut même ainsi, parfois, susciter une haine. Le qualificatif, par exemple, de « suffisamment bonne » montre qu’il ne s’agit pas d’être parfaite mais d’avoir confiance en soi et de persévérer dans le soutien de son enfant. Cette abnégation est au cœur du soin primordial car elle permet à l’enfant, in fine, à partir de l’espace du jeu où il n’est pas question de réussir ou d’échouer mais simplement de créer à partir de ce qui est à disposition, d’élaborer toujours un « rapport créatif au monde ».
Ce dernier a une importance capitale pour la santé de l’individu et prend une dimension bien supérieure à l’échelle de la société dans la mesure où il correspond un mode de vie sain où l’on fait sien ce qui est autre pour surmonter les épreuves de la vie et sa dose de chaos, par opposition à un mode consistant à sans cesse s’adapter aux contraintes et cadres posés par l’extérieur, à se plier selon ses torsions jusqu’à la rupture – la chute.
De cette manière, Winnicott lie santé et démocratie, expliquant que la bonne marche de la société s’effectue avant tout par la cohésion du corps social et son équilibre, de sa mise en mouvement dans le souci des autres parties qui le constituent. Ainsi, la démarche démocratique est celle de l’intégration des individus, et sa continuation, la qualité de sa foulée, dépend de ceux qui ont bénéficié d’une intégration fructueuse par le soin primordial : ils ont pour tâche de favoriser celle des individus dont l’intégration est incomplète car, si le soin inaugural est un moment d’exception, il n’est que la première étape de l’effort collectif contre l’entropie, et en appelle d’autres.
Pierre Dubilly
Etudiant en Magistère de relations internationales
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Références bibliographiques :
Winnicott, Donald. Le bébé et sa mère. Payot, 1995.
Winnicott, Donald. La famille suffisamment bonne. Payot, 2014.
Davis, Madeleine. Winnicott. Introduction à son œuvre. PUF, 2016.
Winnicott, Donald. La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. De la pédiatrie à la psychanalyse. Gallimard, 2000.
La mère ordinaire normalement dévouée. Conférence. 1966.
Ce qu’une mère sait et ce qu’elle apprend. Conférence. 1950