Agata Zielinski – La compassion face à l’inquiétante étrangeté. Lorsque la ressemblance avec l’autre ne va pas de soi.
Agata Zielinski cherche à interroger le devenir de la compassion et de l’empathie dans des situations où il ne va pas de soi de reconnaître en l’autre un semblable : situations de grand handicap, de maladie neurodégénérative, de fin de vie, ou état végétatif persistant. On peut parler de « situations limites », ou « situations extrêmes », lorsque les limites de la ressemblance viennent interroger les limites de l’humain. Situations d’ « inquiétante étrangeté » qui nous saisissent face à l’autre dans une dépendance extrême et où quelque chose en nous résiste à reconnaître en l’autre un semblable, à constituer cet alter en alter ego.
Qu’en est-il de notre rapport à l’autre dans deux situations limites, celle des personnes en fin de vie et celle des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, qui nous tiennent aux limites de la compassion comme accès à la souffrance ou au vécu de l’autre ? Comment la maladie d’Alzheimer peut-elle mettre en échec les tentatives ordinaires et philosophiques de penser notre appartenance commune à l’humanité ? Peut-on ressentir de la compassion, ou de l’empathie, là où la réciprocité n’est pas avérée ? Là où l’on ne peut manifester de souffrance, là où celle-ci reste incommunicable ? Que se passe-t-il dans ce temps avec une personne non communicante ? Que reste-il lorsque le corps cesse d’être un signe pour devenir une chose dans le monde ? A quoi puis-je encore avoir accès ?
L’apparente absence de réciprocité vient interroger la possibilité de la compassion comme action, et de l’empathie comme affect relationnel. Plus largement, c’est la reconnaissance d’une appartenance commune à l’humanité qui est en jeu. Si je ne puis me reconnaître en cet autre, si je ne puis reconnaître en lui un semblable, qu’est-ce qui demeure en commun et en relation ? La tentation d’exclure cet autre inquiétant hors de l’humanité peut apparaître. Lorsque la ressemblance n’est pas de l’ordre de la manifestation, lorsque la ressemblance ne semble pas donnée “leibhaft”, une relation peut-elle encore se constituer ? Que peut la chair, lorsque le corps d’autrui est difforme, mourant, ou « perdant la tête », lorsqu’une réciprocité dans la communication n’est pas avérée ? Que pouvons-nous, lorsque nous sommes exposés à l’altération de la réciprocité ? L’expérience reconnue d’une précarité de la ressemblance peut être l’occasion de chercher d’autres voies de l’empathie, sinon de la compassion, à partir du corps et de la vulnérabilité. Comment cette expérience est à la fois la tentation de rejeter l’autre hors de l’humanité, et paradoxalement ce qui révèle notre fonds commun d’humanité ? L’inquiétante étrangeté se voit manifester un appel éthique. Cette résistance que je peux éprouver devant l’extrême vulnérabilité de l’autre peut produire en nous une double révélation sur nous-mêmes, celle d’une vulnérabilité fondamentale et première qui met en relation, comme celle d’une dépendance fondamentale qui se manifeste comme interdépendance. Paradoxalement, l’exposition à autrui dans une absence de réciprocité avérée nous révèle une proximité, un en-commun en deçà de ce que je peux imaginer ou projeter et que je suis tenté de fuir et qui nous lie. Elle m’invite à ne pas séparer la détresse que je vois en l’autre, que je prête à l’autre et ma propre détresse. Cette vulnérabilité que je constate chez l’autre n’est pas seulement la mienne, mais la nôtre dès l’origine. Ces expériences limites nous enjoignent à prêter attention à notre commune humanité à partir de la reconnaissance d’une expérience commune de vulnérabilité et de dépendance