Année 4 : Noirceur et opacité

La quatrième année du séminaire Décoloniser l’inconscient, intitulée Noirceur et Opacité, s’articule autour d’une tension conceptuelle révélée au cours de la deuxième année, qui portait sur l’œuvre d’Édouard Glissant et celles de Deleuze et Guattari. L’étude de ces œuvres, et plus précisément la critique qu’elles permettent des notions d’identité et d’enracinement, nous avait conduits à méditer, dans le même mouvement, sur le « trou dans le symbolique » que Lacan désigne par le terme de réel, et qui peut tantôt marquer la place d’un manque (d’où surgissent un ordre, une identité ou une ontologie), tantôt celle d’un vide illimité (d’où émerge une « ab-sens », un infigurable, un impossible). Nous avions également exploré le « gouffre de l’esclave », son abysse — ce vide qui se tient au cœur de la mémoire des peuples afro-descendants —, et sa persistance douloureuse dans un monde post-colonial. Ce vide, ce gouffre, constitue le point autour duquel gravite, et parfois sombre, la notion de noirceur, qui, selon les contextes, vient tantôt boucher ce trou sous la forme du concept de race, tantôt en figurer l’« ab-sens », par une opacité queer ou un droit à la différance (à écrire avec un “a”, en référence à Derrida).

Ce trou de la Noirceur a été interrogé par des penseurs afro-pessimistes tels que Calvin Warren, Fredrick Wilderson, Fred Moten, Hortense Spillers, Jared Sexton, David S. Marriott et, plus récemment, en France, par Norman Ajari dans son ouvrage Noirceur : Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIᵉ siècle (Éditions Divergences, 2022). Ces auteurs s’emploient à définir la noirceur comme une catégorie de négativité primordiale, antérieure à toute autre forme de négativité, faisant ainsi de la noirceur l’archi-fondation inavouable à partir de laquelle s’est constituée la domination européenne sur le reste du monde. Calvin Warren, par exemple, décrit cette domination en ces termes : « La violence anti-noire est une violence contre le vide, ce vide qui déstabilise l’Homme dans la mesure où il ne peut ni être capturé ni dominé. Les Noirs permettent à l’Homme de s’enfermer dans un fantasme — celui de dominer le vide. En projetant le vide sous la forme d’une terreur du noir, l’Homme cherche à dominer le vide en dominant l’être noir, à éradiquer le vide en éradiquant l’être noir. » (Ontological Terror, p. 21)

Face à cette approche pessimiste du « gouffre de l’esclavage », dont la portée critique, ontologique et politique demeure indéniable, Édouard Glissant, dans Poétique de la relation, ainsi que Deleuze et Guattari, dans L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, se sont quant à eux efforcés de transformer ce vide en une véritable matrice poétique. Ils envisagent ce vide comme un lieu d’où peut jaillir une obscurité féconde : une opacité sur laquelle ne reposerait plus aucune politique identitaire, mais, au contraire, qui formerait un plan de consistance à partir duquel des formes de multiplicités ouvertes, rhizomatiques, pourraient émerger. Cette opacité ne serait plus le simple contraire d’une transparence absolue — cette dernière impliquant toujours de réduire l’identité d’un individu ou d’un peuple —, mais s’affirmerait comme un « droit à l’opacité » : un droit inaliénable de ne pas être compris par l’autre (ou l’Autre), au nom d’une singularité propre et d’un devenir multidimensionnel dans lequel cette singularité est inscrite.

Il s’agira donc, au cours de cette nouvelle année de séminaire, d’interroger cette tension en donnant la parole à des psychanalystes, des penseurs critiques et des philosophes, et d’avancer avec eux dans cette réflexion, tout en gardant à l’esprit que cette question ne saurait recevoir une réponse univoque ou définitive sans se contredire elle-même, et, par là même, se refermer en tant que question.

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