Séance du 30 mars 2017 / Christophe NIEWIADOMSKY
Clinique narrative et enjeux de soins
Compte-rendu Christophe Niewiadomsky Clinique narrative et enjeux de soins.
La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires, par le dédain des vies jugées sans relief, par l’absence de reconnaissance des initiatives laissées dans l’ombre. La situation est alarmante, car il en va à la fois de la dignité des individus et de la vitalité de la démocratie. Vivre en société, c’est en effet au premier chef voir son existence appréhendée dans sa vérité quotidienne.[1]
Le lien social, à bien des égards, s’avère fragilisé dans nos sociétés “hypermodernes”. Les éthiques du care ont pointé du doigt les voix rendues inaudibles dans ce contexte de responsabilisation des individus et d’injonction à l’autonomie, qui invisibilisent les socles et l’ensemble des relations, permettant pourtant à chacun, de vivre et d’entreprendre, dans un cadre sécurisant. Ces formes de psychologisation du social accompagnent l’évolution de la société vers une toujours plus grande individualisation des situations et des problématiques collectives. Elles tendent parfois à révéler les maux qui affectent les individus mais à occulter les logiques systémiques et structurelles qui traversent la société. Or, ce déni des formes de violence institutionnelle ou sociale, par la culpabilisation individuelle qu’il engendre, devient progressivement source de désaffiliation, de souffrance, de mésestime de soi, de perte de sens et de confiance, en soi et envers les autres. Ces violences insidieuses tendent à désubjectiver les individus en les rendant suspicieux les uns envers les autres et les atomisant dans la sphère du social. Qu’en est-il, dans le rapport vécu de la souffrance et de son écoute, de la capacité du sujet à faire entendre la violence – violence des rapports sociaux, violence des institutions, violence de soi contre soi – qui est à l’origine de la souffrance et qui la renvoie à ses causes objectives (sociales, économiques, politiques) aussi bien qu’à ses conséquences subjectives? Face à un individualisme revendiqué, des processus d’individuation sont à mettre en place afin de permettre de porter la voix de tous, de tous ceux qui sont affectés et se sentent fragilisés dans leur sentiment d’être. Il est nécessaire aujourd’hui de susciter l’écoute et le soin, d’engager une politique de la sollicitude et un combat démocratique pour un monde commun plus juste et plus humain. Face au discours moralisant et normalisant, il s’agit alors de mettre en évidence la multiplicité des histoires de vie et la diversité des capacités et des pratiques du sujet contemporain. Témoigner pour exister et résister.
D’une part, il s’agirait de porter et rapporter les voix inaudibles en prônant une justice sociale et en revendiquant les droits de chacun, des personnes souffrant (de la précarisation et de la désaffiliation, de l’immigration et de l’exil, de l’enfermement ou du handicap ; souffrance de l’identité et de la reconnaissance ; souffrance au travail, souffrance à l’école, souffrance dans le genre) – puisqu’aujourd’hui ce sont bien les droits qui donnent à chacun sa citoyenneté mais aussi son humanité. Une mise en forme et une mise en sens de leurs expériences et de leur trajectoire personnelle peut permettre de réinscrire chaque individu dans le monde commun. A quelle expérience subjective des conditions sociales renvoie chez les uns et chez les autres la souffrance provoquée par “ la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux”[2] ? La mise en récit peut permettre à la fois de révéler les souffrances d’un individu sans occulter les logiques systémiques qui les sous-tendent (new management, évaluation de la rentabilité humaine, culture du résultat, discours gestionnaire des individus, injonction à l’autonomie et à la compétitivité) mais aussi de lui redonner de la capabilité par l’écoute attentive qu’on lui témoigne. Interroger le rapport au monde de chacun par une activité narrative est une condition de la connaissance de l’individu, c’est à dire d’une naissance en co-construction avec l’autre et ancré dans le monde. L’approche biographique permet, aux deux sens du terme, de faire connaissance avec l’expérience. Le récit des expériences individuelles permet ainsi une compréhension des phénomènes sociaux mais aussi l’ancrage de cette narration dans un récit commun émancipateur.
La recherche clinique et biographique interroge la place du récit dans le monde contemporain. Les objectifs de la recherche narrative sont : “de resituer les pratiques narratives dans leur variabilité sociohistorique, d’interroger les conditions et les environnements dans lesquels les récits sont produits, d’identifier les usages auxquels ils répondent, les fonctions qu’ils peuvent prendre et les effets individuels et collectifs dont ils sont le lieu, de comprendre les processus de construction du sujet contemporain en suscitant et en analysant les processus de “biographisation”[3] d’individus et/ou de groupes, et enfin d’interroger les rapports que l’individu entretient avec les choses, avec lui-même et avec les autres dans le monde historique et social en portant attention à l’étude des formes narratives que celui-ci donne à son expérience”[4]. L’individu contemporain se trouve en effet affecté par son inscription dans l’espace de la “condition biographique”. Celle-ci introduit “un renversement du rapport historique entre l’individu et le social, dans lequel les conséquences sur les existences individuelles des contraintes sociales et économiques et des dépendances institutionnelles sont perçues comme relevant d’une responsabilité individuelle et d’un “destin personnel” […] Dès lors, chacun est renvoyé à la construction réflexive de sa propre existence, sa biographie […] Les rapports sociaux et les espaces qui leur correspondent ne sont plus conçus comme le fait de déterminations externes, ni même comme résultant de l’intériorisation de normes collectives, ils font l’objet d’une élaboration et d’une productivité individuelle, ils participent du processus de construction du moi et de l’existence.”[5] Comment le langage de la souffrance peut-il venir occulter les inégalités et les dysfonctionnements sociaux ou au contraire se faire le porte-parole d’une critique qui les dénonce ? Le biographique doit s’appuyer sur les expériences individuelles des individus pour décrire et comprendre comment les phénomènes sociaux se structurent. Il interroge à partir de la prise en compte des épreuves auxquelles se trouve confronté l’individu, tel un analyseur des rapports entre structures sociales et expérience individuelle.
Il s’agit écouter la souffrance individuelle et de lui porter remède sans méconnaître la violence sociale et politique où elle s’origine, sans rien abandonner de ce qui peut lui donner son pouvoir de subjectivation politique et sa signification collective. Le sujet est ici considéré en tant que sujet « acteur de sa vie » construisant ses connaissances et ses représentations en réponse aux situations problématiques qu’il rencontre. La voie privilégiée est ici celle de l’appropriation par le sujet de sa capacité à produire du sens en s’interrogeant sur lui-même et sur sa situation à la faveur du travail réflexif que va permettre le travail de narration et d’échange à partir de son histoire personnelle. “L’usage de l’approche “histoire de vie” inscrit son action dans un mouvement dialogique de réciprocité qui fonde l’articulation entre souci de soi et souci d’autrui au bénéfice de l’exercice du jugement prudentiel aristotélicien si important dans le traitement de ces phénomènes de violences.”[6]
L’émergence de la souffrance dans l’espace public doit être questionné du point de vue de ceux qu’elle affecte, les “souffrants” mais aussi les “écoutants” (soignants, travailleurs sociaux…). L’ensemble du processus “histoire de vie” concourt à l’élaboration d’une réflexion éthique, dans et par le groupe, caractéristique des enjeux de formation clinique des professionnels du champ socio-éducatif. Les objectifs des groupes “histoires de vie” permettent d’aider chaque participant à devenir acteur de sa formation, de sa pratique en l’amenant à identifier les processus à l’œuvre dans sa trajectoire personnelle (distinction entre formation formelle et informelle, liens du parcours de formation avec les modèles identificatoires, les habitus de classe, l’éducation, la famille…). La problématisation de l’expérience des participants favorise le repérage des surdéterminations multiples dont ils ont fait l’objet afin d’identifier plus clairement ce qui sous-tend leur intervention auprès des usagers ou des patients. Il s’agit de comprendre la manière dont les acteurs sociaux vivent et ressentent les situations dans lesquelles ils se trouvent à partir de leurs propres représentations. Le récit de sa formation ou de sa pratique, permet à l’individu de se réapproprier son expérience. La situation de groupe est considérée comme un lieu d’apprentissage de la démocratie en favorisant l’établissement d’un dialogue qui s’appuie sur le respect de l’individu et sur la réactivation du lien entre soi et l’autre.
En médecine, « le malade est appelé à vivre un processus traversé d’apprentissages. Ce que Freire a souligné et bien d’autres avant et après lui à propos des apprenants, à savoir que “personne ne forme personne” est aussi retenu comme principe dans le monde de la santé. Personne ne guérit personne. Les soignants participent à la guérison de celui ou de celle qui est malade et qui, à sa façon et avec l’aide qui lui est fournie, se guérit. ». Or, le contexte de rationalisation, de labellisation, de contrôle institutionnel tend à donner une image figée de l‘hôpital, omettant son aventure humaines, omettant la subjectivité de chacun. Or, la clinique narrative est une “clinique de la complexité” qui suppose de reconnaître en l’autre un savoir, une capacité, de porter un regard réflexif sur soi et sur l’autre. Elle est une rupture de paradigme en ce qu’elle fait passer d’une clinique du regard et de l’observation (dans laquelle le discours du patient ne prend finalement sens que par rapport aux cadres de références du praticien) à une clinique de l’écoute. Ce n’est pas le regard du soignant qui rend visible le patient mais son écoute du récit. Or, pour “chaque être humain, l’interprétation de l’événement “maladie” s’inscrit en permanence entre « déterminisme » et « hasard » en raison même de notre inscription structurelle dans l’ordre du langage et de la quête de sens”[7]. Nous tentons en permanence de donner une signification à nos vies afin de chercher à intégrer les discontinuités de nos existences respectives. Paul Ricoeur[8] montre comment le récit, par son action configurante, permet de passer de la contingence à la nécessité de telle sorte que le hasard puisse finalement se trouver transformé en destin. Si l’on ne peut changer l’événement, nous pouvons cependant changer le regard que nous portons sur lui par une mise en mot, une mise en sens.
Bibliographie :
Delory-Momberger Christine, La condition biographique. Essai sur le récit de soi dans la modernité avancée, Paris,Téraèdre, 2009.
Freud Sigmund (1930), Le malaise dans la culture, Paris, PUF, Quadrige, 2004.
Niewiadomski Christophe « L’événement : entre intra-psychique et socio-psychique. «Événements catastrophe », effets de résonances et interprétation dans les groupes », Pensée plurielle 2006/3 (no 13), p.49-58.
Niewiadomski Christophe, Recherche biographique et clinique narrative. Paris, Erès,2012
Niewiadomski Christophe, Delory-Momberger Christine, « Introduction », Le sujet dans la cité 2015/1 (Actuels N° 4), p.4-7.
Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
Rosanvallon Pierre, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014, p10-11.
[1] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014, p10-11.
[2] Sigmund Freud (1930), Le malaise dans la culture, Paris, PUF, Quadrige, 2004.
[3] Christine Delory-Momberger, La condition biographique. Essai sur le récit de soi dans la modernité avancée, Paris,Téraèdre, 2009.
[4] Christophe Niewiadomski, Christine Delory-Momberger, « Introduction », Le sujet dans la cité 2015/1 (Actuels N° 4), p.4-7.
[5] Christine Delory-Momberger, La condition biographique. Essai sur le récit de soi dans la modernité avancée, Paris, Téraèdre, 2009, p.22-23.
[6] Christophe Niewiadomski, « L’événement : entre intra-psychique et socio-psychique. « Événements catastrophe », effets de résonances et interprétation dans les groupes », Pensée plurielle 2006/3 (no 13), p.49-58.
[7] Christophe Niewiadomski, « L’événement : entre intra-psychique et socio-psychique. « Événements catastrophe », effets de résonances et interprétation dans les groupes », Pensée plurielle 2006/3 (no 13), p. 49-58.
[8] Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.