Année 2016/2017Soin et Compassion 1

Séance du 5 janvier 2017 / Marc CRÉPON

Une « ethi cosmo politique »

Compte rendu Marc Crépon
Une éthi-cosmo-politique

“ Comment la responsabilité universelle du soin, de l’attention et du secours qu’exigent, de partout et pour tous, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui, pourrait fonder une appartenance commune au monde? ” 1

Notre appartenance au monde est fondée sur la certitude commune de notre mortalité. Nous sommes tous des êtres mortels. Ainsi, une éthi-cosmo-politique engage la responsabilité de chacun du soin, de l’attention et du secours d’autrui, qu’appellent la vulnérabilité et la mortalité d’autrui, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne. C’est donc bien une éthique radicale.
“Mais dans la pratique, dans la vie de tous les jours, on n’est jamais à la mesure de cette démesure, on n’est jamais à même d’exercer pareille responsabilité.”2 Nous ne cessons de transgresser avec ce principe éthique en nous accommodant quotidiennement des multiples formes de vulnérabilité. Cela ne fait pas pour autant de nous des êtres mauvais, coupables.

Ce décalage, cette “faille” entre notre responsabilité théorique et son exercice pratique est ce que Marc Crépon désigne sous le nom de “consentement meurtrier”. Il traduit davantage une modalité de notre condition humaine, que notre culpabilité face à la détresse d’autrui. Ou alors, c’est une culpabilité universelle, comme chez Dostoïevski. “Chacun de nous est coupable devant tous et pour tout, et moi plus que tous les autres3.

Cela veut dire qu’entre la responsabilité théorique qui est universelle et ce que nous sommes en mesure d’exercer, il y a un abîme. Et cette faille ou cet abîme, c’est la condition humaine. Si on veut se reconnaître une appartenance cosmopolite, si on veut se dire attaché à tout ce qui se passe dans le monde, ne faire aucune différence entre ce qui a lieu dans son pays ou partout ailleurs sur la planète, il faut commencer par admettre le consentement meurtrier comme une dimension fondamentale de cette appartenance cosmopolite, et reconnaître à l’éthique la radicalité de sa responsabilité. Admettre cette condition fait-il de nous des êtres résignés? Que pouvons-nous faire?

Honte, bonté, critique et résistance

Notre responsabilité est de savoir habiter cet espace, cette faille et d’y apporter des réponses. Il y a précisément des réponses possibles : exprimer un sentiment de révolte devant l’injustice et la misère, s’exercer à la bonté à travers des gestes quotidiens, ou un engagement associatif auprès des êtres les plus fragilisés, dénoncer la violence et porter une vigilance critique face aux constructions théoriques, aux images médiatiques pouvant encourager des discours de haine. Et finalement, la honte est un des seuls sentiments légitimes exprimables et universellement ressentis devant la guerre, devant cet afflux de réfugiés. Toutes ces voies de dégagement permettent d’habiter cet abîme.

Il y a donc des gestes possibles, des attitudes éthiques, qui répondent de la violence et de tous les consentements meurtriers qu’elle entraîne, mais qui sont, malheureusement, souvent perçus comme insuffisants. Il devient ainsi important de pouvoir articuler morale et politique. Or cette articulation n’a rien d’évident. Le pouvoir de conviction de la morale semble faible par rapport aux intérêts politiques et aux moyens stratégiques déployés. Ce qui pose problème c’est quand l’invocation de préceptes moraux devient non seulement une source de violence et de cruauté mais aussi leur justification : violences au nom de principes moraux, principes de justice… La morale n’est donc pas exempte de compromission avec la violence tant qu’elle reste liée à des appartenances particulières, à des intérêts particuliers. Pourrions-nous envisager cette articulation entre éthique et politique à travers la compassion ?

Les effets de la violence

Comment éviter de répondre à la violence par la violence ? Comment mobiliser contre la haine et la violence des ressources spirituelles et morales, étrangères aux stratégies et aux calculs politiques ? Le refus de la violence peut-il être un principe constituant de notre appartenance au monde ?

La violence a pour effet de détruire de façon durable la confiance en soi et en l’environnement humain autour de soi. Ainsi tout devient menaçant, les relations humaines les plus simples deviennent ravagées par la haine. Le piège est alors tendu pour répondre à la haine par la haine, et par la violence réelle à la menace supposée. Car l’expérience de la violence vécue ou tout simplement redoutée brise la confiance dans les relations qui fait le tissu de l’existence. Ce qui est vital pour chaque individu, c’est de pouvoir se fier de façon minimale à ce qui l’entoure, à l’espace qu’il habite, à son lieu de travail. Nous choisissons ici d’analyser la violence davantage par ses effets que par ses causes, puisque ce sont les effets de la violence qui transforment notre rapport au monde, notre relation au temps, à l’espace et à la totalité qui nous entoure. De plus, expliquer les causes de la violence fait courir le risque de la légitimer. Nous serions alors pris dans la spirale de sa justification. Mais en partant de ses effets, la violence devient injustifiable parce que ses effets sont toujours singuliers.

La violence, qu’elle soit institutionnelle comme fut l’apartheid, guerrière comme celle que nous ne connaissons que trop aujourd’hui, fanatique comme celle des attentats, épidermique comme le racisme, a pour effet de nier chez l’individu tout ce qui fait sa singularité, le point de vue unique sur le monde qu’il représente, qu’incarne le plus humble d’entre les hommes, l’enfant privé d’enfance, la femme battue, le Noir qu’on abat. Autant de « vies singulières » sacrifiées à des abstractions”.4

Chacun, dans la modestie même de son existence, est un monde original de relations humaines. Vassili Grossman le dit très bien dans Vie et Destin : un individu détruit, c’est le monde qui disparaît. Or ce que veut précisément faire la violence, c’est effacer cette singularité, rendre anonyme la victime, lui faire perdre son identité dans la masse pour qu’elle ne soit plus qu’un numéro.

La violence détruit le minimum de confiance et de rattachement à une humanité commune. Elle ignore toujours le singulier et préfère l’abstraction. Elle cherche la division, instrumentée par la haine. Pour contrer cela, nous devrions chercher la définition de l’homme dans ce que la violence lui retire, comprendre ce qu’il perd quand sa chosification est permise.

Conclusion

Comment pourrions-nous mobiliser un discours, un imaginaire qui favoriserait une appartenance à une humanité partagée, avant toutes les autres appartenances à une communauté restreinte (ethnique, religieuse, culturelle etc.) ?

Il faut d’abord déconstruire les usages d’un “nous” discriminant et favoriser un discours, un “nous” fondé sur “nous les mortels” , sur notre ressemblance commune et fondamentale, sur ce qui nous unit, la seule appartenance inévitable et qui ne fait pas de distinctions – notre mortalité.

Cette conscience de notre humanité partagée et fondée sur la certitude universelle de la finitude, pourtant ne suffit pas, car elle n’ouvre la voie à une éthique cosmopolitique que si cette certitude se traduit par une relation compassionnelle à l’autre comme soi-même. Si la certitude de la finitude crée les conditions nécessaires à l’expérience d’une humanité partagée, c’est la compassion qui peut fonder l’éthique.
S’appuyer sur le sentiment de compassion pour créer des actions, apporter des réponses et envisager une politique de la non-violence, pour ne pas se laisser entrer dans le cercle vicieux de la haine, ou dans la résignation.

Quelques grandes voix, comme celles de Jean Jaurès, Romain Rolland, Martin Luther King, Desmond Tutu, Nelson Mandela ou Gandhi, montrent que le principe éthique du refus de la violence peut inspirer une action politique, et qu’il n’est pas sans produire des effets. Nous avons besoin d’une éducation à ce refus, en mettant en évidence ses effets.

Il faut mettre en valeur un discours de la non-violence, éduquer les consciences à ce refus, et dire et redire, décrire et analyser, avec toutes les ressources littéraires, esthétiques et philosophiques dont nous disposons, ce que la violence brise, ce qu’elle défait, pour mieux la dénoncer.
Simone Weil disait parfaitement : “S’efforcer de devenir tel qu’on puisse être non-violent. S’efforcer de substituer de plus en plus, dans le monde, la non-violence efficace à la violence”. La non-violence est une conquête et elle implique un apprentissage.

Bibliographie

  • Camus, Albert, Les Justes, Paris, Gallimard, 1950.
  • Crépon, Marc, Le consentement meurtrier, Paris, Passages, Cerf, 2012.
  • Crépon, Marc, L’Épreuve de la haine : Essais sur le refus de la violence, Paris, Odile Jacob, 2016.
  • Crépon, Marc, La Vocation de l’écriture : La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, Paris, Odile Jacob, 2014.
  • Dostoievski, Fedor Mikhailovitch, Les Frères Karamazov, Paris, Gallimard 1952.
  • Grossman, Vassili, Vie et Destin, Paris, CNRS, 2008.
  • Weil, Simone, L’Iliade ou le poème de la force, Paris, Rivages, 2014.

1.Marc Crépon, Le consentement meurtrier, Paris, Passages, Les Éditions du Cerf, 2012.
2.Marc Crépon, Interview avec Philippe Douroux pour Libération, “Il s’agit de résister à la banalité de la violence”, 18 novembre 2016.
3. Dostoievski, Fedor Mikhailovitch, Les Frères Karamazov, Paris, Gallimard 1952.
4. Marc Crépon, Interview avec Philippe Douroux pour Libération, “Il s’agit de résister à la banalité de la violence”, 18 novembre 2016