Séance du 2 février 2017 / Julie HENRY
Des limites de la sympathie à l’apprentissage d’une empathie active et situationnelle : le soignant dans le soin
Compte rendu Julie Henry
Des limites de la sympathie à l’apprentissage d’une empathie active et situationnelle : le soignant dans le soin.
“Les philosophes conçoivent les passions qui nous tourmentent comme des vices dans lesquels les hommes tombent par leur propre faute. C’est pourquoi ils ont coutume (d’en rire, de les déplorer, de les réprimander et même de les dénoncer au nom de Dieu quand ils veulent paraître plus pieux que les autres. Ils croient ainsi accomplir une oeuvre agréable à Dieu et atteindre le sommet de la sagesse, lorsqu’ils ont appris à louer de diverses manières une nature humaine qui n’existe nulle part et flétrir par leurs discours celle qui existe réellement. Ils conçoivent les hommes, en effet, non comme ils sont, mais comme ils voudraient qu’ils fussent”[1]
L’empathie, est-elle innée, ou bien peut-elle s’acquérir ? Que penser des soignants qui n’en témoignent pas et comment l’acquérir si elle est de l’ordre du ressenti ? Il semblerait que cette capacité à percevoir ce que l’autre ressent soit quelque chose de spontanée et de partagée – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut être déconstruite par des formations ou des postures professionnelles et sociales.
Pour Rousseau, l’empathie est un sentiment anti-rationnel, commun aux hommes et aux animaux, qui précède la réflexion, qui est instinctive. Rousseau[2] distingue deux types de pitié : la pitié empathique, et la pitié altérée par la société. Il définit la première comme étant une passion primitive, préréflexive, qui conduisait l’homme à l’état de nature. Et la seconde, comme cette même émotion, mais altérée par la société. Le travail de Rousseau consistait à se demander comment corriger une forme de partialité, inhérente à l’empathie. Pour lui, c’est la raison qui viendrait remédier aux défauts des émotions spontanées. Norbert Elias[3] a mis en évidence ce processus de civilisation qui bornerait à la fois le ressenti et l’expression émotionnelle. Chacun d’entre nous apprend ce qu’il est acceptable d’extérioriser dans sa vie personnelle, professionnelle et sociale. Les normes de neutralité encadrent notre vie professionnelle. Par “professionalisme”, nous cherchons souvent à contrôler nos émotions, les considerant comme des obstacles ou des faiblesses. Et pourtant nous sommes constamment affectés : une rencontre avec une chose extérieure ( un événement, une situation, une personne…) laisse une trace en moi, une trace affective, une trace dans le corps qui fera qu’ indubitablement, par la suite, je serai différent.
Il existe des professions emprises d’injonctions a priori paradoxales, des professions dont nous exigeons à la fois une forme d’empathie et une forme de retenue. Nous entendons par “empathie” une qualité “morale” qui se traduirait par une sensibilité à la situation, par une humanité dans les paroles, par une certaine justesse dans les gestes, une capacité d’être à l’écoute de ce que l’autre vit, sans jugement porté sur la manière dont il le vit. Nous demandons à nos soignants de laisser leur “personne” à la porte du service tout en restant en mesure de faire preuve d’empathie à l’égard de leurs patients. Comment le soignant peut-il trouver l’équilibre entre deux écueils : la dimension technique des traitements, qui serait corrélative d’une certaine indifférence à ce que vit le patient et de l’autre côté, une sensibilité excessive qui ne permettrait plus aux soignants d’apporter des réponses adéquates? Tout se passe comme si l’on demandait au soignant d’être réceptif aux affects des autres tout en niant ses propres affects à lui. Or comment un soignant peut-il envisager une approche à la fois subjective et dépersonnalisée dans et de la relation de soin?
Le corps du soignant est le grand absent de l’éthique en santé[4]. Et pourtant, si le soignant doit être attentif à ce que le patient sent de son corps, s’il doit voir le corps affecté derrière le corps organique atteint d’une pathologie, il faut bien que le corps du soignant puisse lui aussi être présent et être affecté ; que le soignant se sente autorisé à être à l’écoute de la manière dont il perçoit la situation présente, de la représentation singulière qu’il en a, de son point de vue à la fois humain et professionnel (qui excède sa formation initiale et un rapport scientifique et rationalisé au corps de l’autre).
Comment rendre possible, pour le soignant, d’être présent en tant que “personne” dans le cadre de sa pratique professionnelle quotidienne ? Que pourrions- nous mettre en place pour le lui permettre ? Autrement dit : comment pouvons-nous permettre aux soignants de reconnaître ce qu’il se passe en eux, de se laisser affecter par leurs propres émotions alors même que l’expression de ces émotions est majoritairement dévalorisée dans notre société? Et comment reconnaître les émotions d’autrui, témoigner de cette affection, se laisser affecter par elles et y réagir de manière adéquate?
L’anthropologie spinoziste
L’anthropologie éthique de Spinoza vise à comprendre comment nous fonctionnons en tant qu’homme, comment nous sommes déterminés par nos affects et comment ceux-ci vont nous amener à agir de telle façon plutôt que telle autre. Spinoza propose de s’attacher à la sensation car “on ne peut vouloir contre ce que l’on sent, on ne peut que se prononcer verbalement contre ce que l’on sent”. De la même façon, on ne peut agir contre ce que l’on sent, on ne peut que tenter de faire ressembler – de l’extérieur – nos gestes à ce que l’autre semble en attendre, ce qui n’a pas du tout le même effet sur la manière dont il est accompli et sur son incarnation en nous, dans notre corps senti.[5]
Ainsi, selon Spinoza, l’homme est tissé d’affects. Et ces affects correspondent à la fois de ce que je suis, à la situation que je rencontre et au moment où je la rencontre. Nos affects, nos représentations interfèrent constamment avec nos valeurs et les réalités de la situation. Ce qui est signifiant, présent, effectif lorsqu’il s’agit de prendre des décisions et d’agir, c’est la sensation que l’on a de son corps, de son état, des variations de sa puissance d’agir.
Il serait alors important de tenter de comprendre dans ces situations, ce qui relève de l’instant, de la façon dont je l’ai vécu ou d’une certaine représentation que j’ai de mon rôle. Et de l’ensemble de ces distinctions, oser se demander : qu’est ce qui peut changer? Qu’est ce que je peux changer? Comment les choses pourraient-elles être autrement à l’avenir? Il s’agit d’une éthique exigeante en tant qu’elle nous demande à chacun de partir de ce que nous sommes afin de mener une réflexion pour nous permettre de modifier notre pratique en fonction de nos expériences passées. Si je réfléchis sur mes représentations, je vais être autrement déterminé à l’avenir presque de fait. L’idée est de tenter de comprendre ses affects et ses représentations (sociales…), de les reconnaître pour pouvoir agir sur ses propres pratiques, en en incorporant progressivement de nouvelles, en apprenant à interroger son quotidien, à prendre un peu de recul par rapport à sa pratique. Or toute la difficulté tient à la mise en mots de ce que l’on sent de façon souvent confuse sans réussir à identifier de quoi il s’agit précisément.
Un autre usage de la compassion : sortir des oppositions figées
Travailler la capacité à être activement affecté et à faire preuve de justesse dans la relation de soin pourrait permettre d’envisager une forme de compassion (pulsion empathique et action rationnelle) qui fasse participer nos ressources humaines à la relation de soin tout en les articulant avec une approche scientifique. Une réflexion sur une empathie active et situationnelle pourrait mettre en lumière comment la compassion pourrait nous permettre de sortir des oppositions en lesquelles nous nous enfermons et qui nous interdisent alors de faire fond sur la pluralité de nos ressources humaines dans les relations avec autrui.
Nous devrions élaborer une réflexion commune autour d’un juste équilibre entre ces différents écueils, sur une compassion qui tiennent compte de ce qu’éprouve le patient sans prétendre penser et éprouver à sa place, qui prête attention à ce que la situation lui fait vivre sans que cela se fasse au détriment des soignants et des pratiques de soins. Prêter attention à la personne, c’est prendre en considération ce que son comportement, ses expressions faciales, les témoignages de ses proches disent de ce que sont ses préférences et ses réticences. Pour cela nous devrions exiger la mise en place de moyens au sein des établissements de santé pour aider les soignants. Car, comme l’écrit Spinoza, par exemple dans la démonstration d’Éthique IV, 43, le corps peut devenir moins apte à être affecté par les choses/corps extérieurs. Dans le monde de la santé et du soin, ce peut être en raison d’une forme de saturation affective, qui fait que toute nouvelle affection ne sera plus sentie, ne pourra plus être endossée ; ou bien en raison d’une fermeture artificielle et en partie illusoire à l’égard de tout ce qui pourrait venir nous affecter, de crainte de ne pas tenir face aux situations difficiles.
Quels moyens le soignant pourrait utiliser pour pouvoir gérer ses propres émotions? Quelles ressources personnelles pourrait-il employer pour accepter ses émotions et les utiliser de manière à ne pas se laisser déborder ? Lorsqu’il est question d’étudier les enjeux de la recommandation de bonne pratique “voire la personne derrière la pathologie”, il serait préférable, dans la perspective d’une éthique de la relation du soin, de partir des hommes tels qu’ils sont et de leurs rapports effectifs (comme le disait Spinoza) avant de formuler un modèle de la relation. Cela implique non seulement de faire confiance en la capacité du soignant à appréhender les choses autrement, en dehors du prisme des grilles de lecture qu’on lui a inculqué. Mais aussi que le soignant se fasse confiance, ait confiance en son intelligence de la situation présente pour qu’il puisse comprendre l’environnement sur le fond duquel elle se dessine, afin de retisser des liens et d’avoir une réaction appropriée, ajustée. Cette intelligence situationnelle n’empêche pas l’empathie et la relation humaine dans le soin en ce qu’elles feraient fond sur une même base : ressentir ce qui se passe pour l’autre pour intégrer cette dimension dans la perspective sur la situation. Simplement, ce « ressentir » aurait été élaboré en amont, afin de répondre aux écueils de l’empathie en son sens premier, spontané, inné. C’est la différence établie par Spinoza entre immanent (être dans le ressenti d’une situation) et immédiat (en rester à l’émotion spontanément ressentie) ; ou encore entre expérience (apprendre des situations passées en accroissant sa capacité à être affecté de différentes manières) et accumulation de situations diverses (qui ne font pas sens en ce qu’elles ne sont pas reliées entre elles, ou bien en ce qu’elles sont toutes vécues sur le même mode, par projection de notre manière habituelle d’être affectés par les choses extérieures). Il s’agit bien non pas d’intellectualiser ou de rationaliser ce ressenti, mais plutôt d’élaborer notre aptitude à sentir en amont, pour faire que sur le moment, et comme sans y penser, notre approche empathique de la situation nous permette de faire que l’expérience, le vécu, les croyances, les représentations d’autrui puissent entrer dans notre approche de ce que situation lui fait vivre.
Des ateliers du « faire ressentir le geste » pourrait, par exemple, être proposé afin que le soignant sente, en les expérimentant, les postures qui lui conviennent dans les différents moments des pratiques de soins du quotidien. Les émotions sont certes personnelles mais elles peuvent être communes à celles d’autres personnes. L’équipe, les collègues sont un moyen tout aussi efficace pour extérioriser ses émotions, les comprendre, mais aussi les partager. Mener une interaction constante entre pratique et réflexion, se réinventer collectivement par un partage de ses expériences et de ses affects revient à créer une démarche dans laquelle chaque acteur-citoyen prendra sa part. Ce que le corps peut faire, seule l’expérience est à même de nous l’enseigner.
Bibliographie :
Elias, Norbert, La civilisation des moeurs, Editions Pocket, Paris, 2013.
Henry, Julie, Spinoza, une anthropologie éthique : Variations affectives et historicité de l’existence, Editions Classiques Garnier, Paris, 2015.
Henry, Julie, et Chvetzoff, Gisèle, Towards an anthropological ethics of ordinary situations, publié dans la revue Ethique et santé, sep 2014.
Spinoza, Baruch, Éthique, Le Livre de Poche, Paris, 2011.
[1] Baruch Spinoza, Traité théologico-politique (1677). chap. I, § 1et Il, trad S; Zac. Ed. Vrin 1968, pp. 29 -31
[2] Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l’éducation (1762), Flammarion, Paris, 2009.
[3] Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Editions Pocket, Paris, 2013.
[4] à part comme outil de travail dans les formations pratiques et comme possible transmetteur de bactéries lors des règles d’hygiène, éventuellement comme facteur d’absentéisme en cas de troubles musculo-squelettiques répétés ou chroniques, il est finalement très peu abordé
[5] Baruch Spinoza, Éthique II, DEUXIÈME PARTIE DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME scolie de la proposition 49, 1677