Sujet singulier ou sujet social : qui tombe malade et qui faut-il soigner ?
La maladie concerne chacun d’entre nous. Elle touche l’identité tant singulière que sociale. En effet, la maladie affecte le sujet dans l’unicité de son existence mais aussi dans l’appartenance au groupe social auquel il s’intègre. Le soignant a pour tâche d’envisager une restauration de ces deux faces d’un même sujet alors que la maladie les a touchées souvent de manière différente.
Le propos de l’intervention vise à réfléchir aux enjeux du soin dans ce double rétablissement.
La phénoménologie reconnaît classiquement l’identité selon une double acception. Elle isole d’une part l’identité singulière qui fait référence à l’essence de soi et témoigne de ce qui constitue la part unique de chacun d’entre nous. Elle distingue d’autre part l’identité qui se fonde sur un socle sociétal. Autant l’identité singulière est contemporaine de la vie du sujet qui l’expérimente, autant l’identité sociale se façonne à partir de caractéristiques qui lui préexistent. Les contraintes du langage, de la culture, des coutumes, des représentations et des références imposées par le socius à l’individu nécessitent qu’il les assimile progressivement par « porosité ». Bien que non intrinsèquement du soi, cette identité sociale imposée finit par le devenir, notamment car le sujet est reconnu comme tel par les membres du groupe.
Quand le sujet est malade, cette dualité et dialectique sont mises en question.
L’expérience de soi se vit dans le présent. Selon la phénoménologie, cette expérience est consubstantielle à la nature du temps. En effet, si on considère qu’un système vivant est évolutif, il nous faut accepter qu’il ne puisse l’être que s’il s’inscrit dans le temps. Le temps serait ainsi premier. Tout changement, ici psychique du sujet, est de ce fait détenteur et exprime, car il en est l’expression, les propriétés du temps.
Présent et durée, continuité et discontinuité, sont autant de caractéristiques du temps qui infiltrent l’expérience de la vie somatique et psychique. L’expérience immédiate de soi, à la fois intime et partagée lors de la rencontre soignante, est détentrice de ce fait des propriétés du présent.
A la fois unique, total et plein, refermé sur lui-même et irrémédiable car il n’a lieu qu’une seule fois, le présent est aussi insaisissable et presque inexistant car virtuellement compris entre un passé qui vient de s’achever et un avenir qui débute. Ainsi, le soi vécu et partagé dans l’instant est-il à la fois plein (comme en pleine conscience) et insaisissable. L’identité psychique, enfant du temps comme tout ce qui est vivant, est ainsi duelle. Comme une ligne droite faite d’une succession de points/instants contigus alignés, elle est comme une somme de discontinuités. Cette propriété lui donne l’opportunité d’être susceptible à chaque instant de changements, notamment dans les croyances et les buts. Mais l’identité est aussi l’enfant d’un présent insaisissable, enchâssé dans le fleuve du temps, sans qu’on ne puisse identifier de début ni de fin. L’identité est à ce titre insaisissable. On le voit, contiguïté et continuité constituent conjointement l’identité psychique du sujet.
Ces caractéristiques nécessitent de la part du sujet une perpétuelle reconstitution du soi, de son « être au monde ». Passé, présent et tension désirante s’entrelacent pour constituer une métaphore dynamique de l’unité du soi.
L’intrusion de la maladie déstabilise ce travail intégratif. L’horizon, jusqu’alors transcendantal, devient borné par la finitude révélée par la maladie. Des ajustements s’imposent en urgence. Ils peuvent prendre des formes diverses par exemple celles de la sidération (arrêter le temps dans un instant qui durerait toujours) ou de l’hypomanie (en rajoutant des instants de vie entre deux instants qui avancent trop vite vers la fin). Ce barycentre existentiel et dynamique est à l’œuvre dans la rencontre soignante.
On l’a vu, pour le phénoménologue, l’identité est aussi constituée des invariants sociétaux progressivement assimilés comme autant de briques à partir desquelles le sujet s’identifie. Le statut de malade, le discours social sur la maladie et les traitements, les institutions soignantes, les déterminants culturels concernant la mort ou les causalités de la maladie vont participer à l’édification d’une nouvelle identité de patient. Psychose, dépression, sérotonine, antipsychotiques, références sociétales des états de nature font soudain intrusion dans le vocabulaire intérieur du sujet. Conventions sociales et état actuel du savoir, ces vocables et ces statuts vont progressivement habiter l’identité du sujet. Mais s’y reconnaît-il ? Ce qu’on nomme parfois déni ou mauvaise observance chez le patient sont peut-être le témoignage de cette distance entre l’expérience vécue de soi et la désignation sociale du soi malade. L’identité collective est néanmoins nécessaire à la reconstruction du malade. Elle est détentrice d’un cortège implicite de normes et d’actions soignantes, qui sont des éléments importants dans la constitution du lien social et de la reconnaissance d’une existence légitime de malade.
La maladie modifie ainsi doublement l’identité, celle intime, instantanée et continue de l’expérience de la maladie, celle collective sous l’ombrelle du statut de malade.
Face à ce double remaniement suscité par la maladie, le thérapeute essaie de concevoir les dynamiques de réajustement, leurs forces et leurs impasses afin d’accompagner l’indispensable travail de plasticité psychique qu’impose la maladie. Travail intérieur et individuel pour le sujet, travail du groupe social pour intégrer la maladie et le malade comme un possible du monde. Si ce travail dépasse les simples possibilités du thérapeute, sa responsabilité,– et il la partage avec celle du patient -, est de faire en sorte que la rencontre de l’instant soit la plus constructive pour le projet de vie du patient. Lors de sa rencontre réelle avec le patient, le thérapeute propose en quelque sorte une prothèse de présent, un présent carrefour, singulier et collectif mais partagé, à partir duquel une trame narrative peut se tisser du sujet pour lui-même, du sujet avec les autres et le monde
Dans cette approche, le corps du patient et celui du thérapeute, de même d’ailleurs que le corps social, sont en quelque sorte les passages obligés de ce travail d’élaboration. Le sujet dialectique entre corps objet et corps sujet tricote à chaque instant un état possible de soi. A la fois outil et sujet, véhicule de l’être au monde, objet de la maladie, le corps est un acteur essentiel du travail psychique.
Le rapport au corps, les modèles du corps conçus par le thérapeute doivent s’agencer avec ceux vécus par le patient. Les modèles biologiques et psychiques de la maladie sont multiples, non homogènes et entrelacés. Les savoirs du thérapeute ainsi que les circonstances au sein desquels ces modèles sont mis en œuvre, notamment les enjeux du patient, déterminent les choix théoriques des soignants donc les décisions thérapeutiques. Ceci explique les différences d’appréciation d’une même situation clinique par deux thérapeutes. Une éthique des choix théoriques et pratiques est de ce fait importante, elle permet au thérapeute d’établir le niveau le plus pertinent pour soigner le patient dans la configuration où il se trouve.
De même, le patient est confronté à la nécessité de concevoir et d’exprimer son expérience singulière. Il doit pour cela utiliser des représentations, des vocables des systèmes d’intelligibilité pour lui mais aussi à destination des autres. Le patient, comme le soignant a donc recours à des déterminants collectifs pour décrire son expérience singulière.
Symptômes médicaux et expérience de soi, recours aux invariants sociétaux et unicité de la décision s’entrelacent en permanence tant chez les patients que les soignants. Objectivisation du trouble, mise en œuvre du soin aiguillonné par les représentations subjective de soi et de la maladie se rencontrent et fondent une histoire du soin. Si le savoir formel chez le soignant et le savoir expérientiel chez le patient sont tous deux incontournables, ils ne peuvent suffire à établir du soin. Ce dernier s’inscrit dans un projet et une rencontre partagés sur un territoire fondé sur la confiance et la conscience aigüe d’une éthique de l’action éminemment contextuelle. Bienfaisance, sollicitude, désir de co-construction et d’invention sont les autres ingrédients indispensables au soin du sujet tant singulier que sociétal. Dans ce contexte, des nouveaux modèles de compréhension des mécanismes en jeu dans la maladie et le soin, d’autres acteurs comme les proches, d’autres stratégies publiques de soin sont nécessaires. Persiste, l’incontournable de la rencontre.
Philippe Nuss
Psychiatre, Praticien hospitalier, Service universitaire de psychiatrie et de psychologie médicale. Hôpital Saint-Antoine, Paris
Sorbonne Université, Inserm UMR_S 938, Centre de Recherche Saint-Antoine, Paris, France