« Anthropologie philosophique et vulnérabilité »
Chapitre de Penser l’humain vulnérable aux Presses universitaires de Rennes
Bertrand QUENTIN
Philosophe
Maître de conférences HDR à l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée
Dernier ouvrage : Les invalidés. Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap, érès, 2019.
bertrand.quentin@u-pem.fr
« Fragile » et « vulnérable » peuvent sembler synonymes dans le langage courant. Le patient à qui l’on découvre un cancer serait un peu faible donc un peu « fragile », un peu « vulnérable ». Mais dans certains registres de langue (philosophie, gériatrie, droit) ces mots n’auront pas le même sens.
On se rappelle qu’étymologiquement, « vulnérabilité » nous vient de « vulnus-vulneris » en latin – la blessure. Il s’agit d’une personne susceptible d’être blessée ou d’une personne déjà blessée par la vie. Chez Platon, dans le mythe raconté par Protagoras, l’homme est décrit comme plus nu que le moindre animal. Il peut en effet être pensé ontologiquement comme un être vulnérable, parce que contrairement à la bête, il a conscience d’avoir à mourir un jour et qu’il doit se poser la question du sens de son existence. Chez les antilopes, les Romy Schneider ne se suicident pas.
Ce sont les Latins qui introduisent le terme de « fragilité » comme la possibilité de se briser parfois tout à coup, de manière imprévisible. Saint Augustin évoquant un vase en verre remarquera sa fragilité mais, d’une certaine façon, moindre que celle d’un humain. Le vase ne risque ni maladie ni les malheurs spécifiques à l’ordre humain. Pour un homme, il suffit parfois d’une phrase maladroite, d’un geste, d’une rupture pour qu’il soit « brisé ».
Aujourd’hui on ferait de la « fragilité » la vulnérabilité corporelle d’un organisme. C’est un concept proposé par la gériatrie américaine dans les années 80 pour évoquer ces personnes âgées fragiles (« frail elderly »), davantage susceptibles d’un accident définitivement invalidant. Préempté par la gériatrie le concept a bien des défauts théoriques, avec son illusion d’une prévision scientifique d’un avenir strictement médicalisé des personnes âgées.
En tout cas ni le terme « vulnérable », ni celui de « fragile » ne sont définis en droit français alors que l’on définit la « personne protégée ». Plus que technique, l’usage des termes de « fragilité » et de « vulnérabilité » relèvent souvent aujourd’hui d’une politique (« politique en faveur des personnes dites vulnérables ») dont l’extension est à définir.
La conférence étudie ensuite des situations spécifiques de vulnérabilité avec d’abord les personnes en situation de handicap. Est rappelé le concept d’ « empathie égocentrée[1] » qui rend compte de cette situation très fréquente où la personne dite valide, croisant une personne en situation de handicap, fait un effort immédiat pour « se mettre à sa place » (empathie) – ce qui produit un dégoût ou un frisson d’effroi, car nous imaginons qu’il nous serait insupportable de ne pas avoir de bras, d’avoir des jambes tordues, de parler avec une élocution hachée. Notre empathie reste donc « égocentrée » – centrée sur notre manière présente de ressentir et de juger la vie et nous amène à faire un paralogisme, une erreur logique : nous imaginons la personne handicapée malheureuse et en souffrance permanente. D’où notre difficulté à lui parler normalement.
Est ensuite évoquée la grande vulnérabilité Puis la vulnérabilité de la personne avançant en âge avec l’injonction nouvelle au “bien vieillir” et à l’autonomie.
La conférence conclut sur le fait que seule une théorie démocratique du care peut nous aider à prendre en compte les problèmes sérieux qui sont les nôtres : assumer la différence, accorder à chacun des humains sa dignité et ses droits, prendre en charge les iniquités matérielles réelles et protéger l’environnement, notre planète. C’est ce qui rendra la vie de l’homme possible et en particulier en sa réalité d’être vulnérable.
[1]Quentin, B. La Philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2013, pp. 95-105