Année 2018/2019Ralentir Travaux 3

La naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, le traumatisme est douleur… La prise en charge de la douleur ne peut pas se réduire à une lutte contre un symptôme. C’est toujours d’une personne douloureuse dont il est question avec son histoire et sa culture. En associant la clinique et la philosophie interrogeons-nous sur ce que représente la douleur et la personne qui se plaint de douleur.

QU’EST-CE QUE LA DOULEUR ?

Un objet ?

La douleur, inobjectivable et indiscernable, est un phénomène vivant. Tenter de l’objectiver seulement par des images et des phénomènes physico chimiques procède d’une démarche réductrice au risque d’un scientisme.

Une expérience ?

Sans doute une expérience humaine, mais pas seulement « sensorielle et émotionnelle » comme malheureusement l’International society of study of pain1 la définie par une réduction dualiste, le corps et les sensations d’une part, l’esprit et les émotions d’autre part. Toute expérience humaine, imprévisible, non reproductible à l’identique, toujours singulière, toujours neuve, toujours autre est une mise à l’épreuve2 d’une personne, fonction des enjeux et des circonstances, de même que de son histoire et de sa culture. Lorsque la douleur est intense, Hannah Arendt la décrit comme une expérience limite, proche de la mort, au sens de la présence au monde d’un homme parmi les hommes3.

Un phénomène singulier ?

Celui d’un être vivant, certes sensoriel mais dont la perception est toujours singulière et liée à un jugement préréflexif4, certes émotionnel mais irreprésentable dont la peur, mais aussi un sentiment, le plus intime et le moins communicable de tous, et toujours souffrance car elle entraine chez la personne une impuissance à dire, une impuissance à raconter, une impuissance à agir et une mésestime de soi-même.

COMMENT EVALUER LA DOULEUR ?

Evaluer, c’est porter un jugement et celui-ci dépend beaucoup plus de l’évaluateur que de ce qui est évalué, mais aussi des enjeux, des circonstances et du contexte.

Auto évaluation

Evaluer sa propre expérience nécessite de se mettre à distance de soi-même, ce qui est impossible. L’auto évaluation de son expérience douloureuse est donc peu fiable et influencée par la teneur de la rencontre intersubjective au cours de laquelle cette demande a été formulée.

Hétéro évaluation

L’hétéro évaluation, c’est-à-dire par autrui, est beaucoup plus fiable. Elle fait partie du langage de l’homme, ce qu’il dit, ce qu’il est et ce qu’il montre. En pratique courante ce que la personne douloureuse montre est facilement utilisable et plus pertinent ; certes au risque de la simulation.

QUI EST CETTE PERSONNE DOULOUREUSE ?

Altérée, c’est-à-dire changée et dégradée, la présence au monde de la personne douloureuse est modifiée, une sorte de déshumanisation : irritable et de mauvaise humeur, elle est moins attentive à ce qui se déroule autour d’elle, moins attentive aussi par exemple pour effectuer des actes qui demandent de la précision, parfois même moins concernée par ce qui lui arrive et toujours angoissée.

Ainsi altérée, déshumanisée, la personne douloureuse demande de l’aide à autrui : elle se plaint de douleur.

QU’EST-CE QUE SE PLAINDRE DE DOULEUR ?

Se plaindre de douleur représente une adresse à autrui.

Pourquoi ?

En raison de :

  • Relations devenues difficiles et différentes avec autrui, la personne n’est plus la même.
  • Sensations désagréables confinant parfois à une aliénation.
  • Se découvrir, tout en se découvrant, différente et altérée.
  • Du sens lié à la douleur, particulièrement lorsque celle-ci est chronique. Le sens pouvant entrainer une exacerbation comme un apaisement ; une personne ne subit pas sa douleur, elle « fait » sa douleur5.

Comment ?

De façon toujours exagérée car une plainte est toujours infidèle à son objet. Avec insistance à un moment opportun et vers une personne possiblement capable d’accueillir la plainte. La plainte de douleur parle toujours de soi-même.

COMMENT APPROCHER LA PERSONNE DOULOUREUSE ?

La rencontre est tendue en raison de multiples facteurs tels que l’impossibilité pour un homme d’ignorer la souffrance d’un autre homme, seul un effort d’indifférence peut nous en éloigner ; de plus chez les professionnels de santé au gré d’une résistance liée à leur « idéal soignant ». Des phénomènes intersubjectifs, tel par exemple la dialectique maitrise et servitude décrite par Hegel, peuvent éclairer des tensions qui ne manquent pas de s’allier à de l’angoisse, de la peur, du moins de l’inquiétude.

Préliminaires

Cette rencontre entre deux personnes doit de façon préliminaire permettre une reconnaissance d’autrui douloureux ; ceci étant possible seulement si la personne qui reconnait cet éprouvé est elle-même reconnue capable de le reconnaitre par la personne douloureuse : le bénéfice de la reconnaissance s’installe si le phénomène est mutuel et réciproque.

Préalables

En pratique, de façon préalable, une mise en réserve du professionnel de santé lui permettra de rassembler ses forces, de bien discerner ce qui se montre et se raconte : de prendre le temps d’accueillir et d’écouter pour mieux découvrir autrui ; une façon de le réhumaniser alors qu’il est déshumanisé par la douleur. Une telle façon d’être et de faire favorise une reconnaissance mutuelle et réciproque non sans le risque simultané d’un sentiment indifférence en raison d’une relative mais nécessaire mise à distance temporaire.

Cette rencontre représente une dialectique entre une reconnaissance espérée et une indifférence redoutée.

AU RISQUE DU RESSENTIMENT

Le ressentiment est un empoisonnement psychologique6. Celui-ci apparait chez une personne douloureuse après la rencontre d’une autre personne à qui elle s’était plainte de douleur. Peu écoutée, suspectée d’exagérer, négligée, non véritablement reconnue dans son éprouvé douloureux, la personne se sentant souvent offensée, frustrée, méprisée, ressent un sentiment de non reconnaissance de ce qu’elle éprouve : en réalité un sentiment de non reconnaissance d’elle-même. En réaction, se développe chez la personne un sentiment d’injustice, une rancune, une colère. Ces sentiments se retrouvent dans son discours saupoudré d’allusions désagréables, voire de propos agressifs, envers la personne à qui elle s’était plaint.

Pour s’apaiser, pour se protéger, la personne encore douloureuse dépréciera le professionnel de santé qui ne l’a pas reconnue, lequel devient alors un imbécile et ne tiendra plus qu’une place dérisoire dans son souvenir. Cela permettra à la personne douloureuse de rechercher une reconnaissance auprès d’autres professionnels, au risque d’un nomadisme tant les personnes douloureuses sont trop souvent peu accueillies et écoutées.

En conclusion, le ressentiment marque une blessure existentielle liée à un sentiment de non reconnaissance d’une personne par une autre personne. Accueillir et écouter une personne douloureuse jusqu’à ce qu’elle s’apaise représente un chemin audacieux, une dialectique entre une reconnaissance espérée et une indifférence redoutée, la promesse d’une réhumanisation au risque d’une déshumanisation1 – www.iasp-pain.org/chronic pain.
2 – Claude Romano, L’événement et le monde, Paris, PUF, « Epiméthée », 1999.
3 – Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, « Pocket », 1983.
4 – Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
5 – Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, « Quadrige », 2010.
6 – Max Scheler, L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1958.