Il est ici d’abord question d’apporter un regard philosophique sur la mort. Cette dernière, pour Jankélévitch, est une dialectique entre l’extraordinaire et l’ordinaire. C’est un exceptionnel qui, à vrai dire, serait surtout s’il ne se produisait pas. Mais malgré cela, c’est une évidence toujours aussi choquante. Comme l’amour, la mort éveille à chaque fois une très puissante sensation d’inédit, un mélange de familiarité et d’étrangeté – à son paroxysme.
Pour Jankélévitch, la mort n’arrive en premier temps qu’aux autres, ce qui en fait une question abstraite – mais non mortifère car le problème lointain qui se pose ainsi crée l’occasion d’élaborer une pensée, ce en quoi se trouve une certaine forme d’éternité. C’est aussi un rare moment de « sérieux », moment auquel on est intégralement présent, car celui du questionnement existentiel. La mort nous dit également quelque chose de la connaissance : on peut en parler mais, surtout quand elle est difficile, son expérience est tout à fait différente. On passe d’une connaissance « du bout de la pensée » à une connaissance « avec l’âme toute entière », de l’évidence raisonnable mais non convaincante à l’évidence opaque mais vécue. C’est « l’irremplaçable expérience de l’irréversible ».
Jankélévitch pose aussi une typologie sur le mode grammatical. A la troisième personne, la mort est celle en général, donc abstraite, anonyme et mise à distance. A la première personne, le « sérieux » prend tout son sens, on ne peut plus feinter, ajourner la question : le mystère de la mort concerne l’individu si étroitement qu’il ne peut s’en défaire – ce qui crée malgré tout le lieu d’une puissante ironie comme le fait Hitchens. Entre les deux, la seconde personne concerne l’être cher, « le non-moi en son point de tangence avec le moi », où « l’inconsolable pleure l’irremplaçable ».
D’après Ricœur, le fait que la peur de la mort réside dans l’anticipation de l’agonie résulte d’une confusion car, au final, ce qui occupe la capacité de pensée des personnes en fin de vie est la mobilisation des ressources de la vie à s’affirmer encore – et non pas la peur de l’après. Il rejoint en quelque sorte Montaigne qui, en premier lieu, s’attache à l’issue même, la mort, en expliquant qu’il faut lui enlever ses représentations qui nous terrifient en la transformant en sujet de réflexion sereine, mais qui, par la suite, recentre l’attention sur la vie tant que la mort n’est pas advenue, en soulignant que la plus grande besogne est de réaliser son chef d’œuvre, de « vivre à propos » – en somme, de jouir de la vie.
D’autre part, des études se sont attachées à mettre en lumière quel pouvait être le vécu de la mort pour les médecins : quelle mise à distance de la mort ? quelle relation avec la famille du patient ? Se posent aussi des questions pratiques mais non moins problématiques concrètement, comme celles de l’annonce, et de la facturation ou non d’un acte de décès.
Enfin, s’intéresser à la mort amène au sujet de la fin de vie, et cela recouvre de nombreuses questions médicales, éthiques et sociales. D’abord, il s’agit des soins palliatifs (dont l’accès est encore trop inégal), des directives anticipées et leur mise en place. Au-delà, se posent les questions de l’euthanasie et du suicide assisté, où les nuances et modalités sont, à proprement dire, capitales.
Pierre Dubilly
Étudiant en Magistère de relations internationales
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Bibliographie
Jankélévitch, Vladimir. La mort, Flammarion, 1977 (2017)
Hitchens, Christopher. Vivre en mourant, Flammarion, 2013
Ricœur, Paul. Pourquoi la mort, 1996 (2007)
Ladevèze, M, et G. Levasseur. « Le médecin généraliste et la mort de ses patients »,Pratiques et Organisation des Soins, vol. 41, no. 1, 2010, pp. 65-72