Séance du 20 avril 2017 / Eric Galam
Soigner les soignants : L’erreur médicale, le burn-out et le soignant
Compte-rendu Eric Galam L’erreur médicale, le burn-out et le soignant.
La médecine est une maladie qui frappe tous les médecins de manière inégale. Certains en tirent des bénéfices durables. D’autres décident un jour de rendre leur blouse parce que c’est la seule possibilité de guérir – au prix de quelques cicatrices. Qu’on le veuille ou non, on est toujours médecin. Mais on n’est pas tenu de le faire payer aux autres, et on n’est pas non plus obligé d’en crever.[1]
La culture médicale occidentale a « massivement opté pour l’efficacité immédiate contre l’accompagnement lent et graduel des processus de maturation, pour la distinction radicale des rôles et des statuts de soignant et de soigné contre leur permutation possible, pour la clarté et l’univocité des signes contre l’opacité et l’équivocité des symboles»[2]. Parallèlement, « nous avons du mal à envisager que le médecin puisse être malade, comme nous avons du mal à penser que le corps et l’esprit puissent être profondément intriqués. La maladie est soit intégralement négativisée par un processus de réduction sémiologique qui s’accompagne d’une positivation et d’une absolutisation de la médecine, soit intégralement positivée et la médecine systématiquement rejetée par un processus qui relève de la même formation idéologique.»[3] Or, face aux contraintes économiques et aux obligations managériales de rentabilité, le métier de soignant tend au découragement, à la frustration, à la désillusion. Les gestes se paralysent et semblent parfois s’épuiser dans la nostalgie d’un avant. On assiste, pourrait-on dire, à une crise de sens et des valeurs de la pratique médicale : crise de la « culture » médicale. Celle-ci est rendu visible expressément à travers les épuisements professionnels menant au burn-out : une pathologie de la relation d’aide.
Le concept de burn out syndrom a été défini en 1972 parce que certains professionnels impliqués dans une relation de soin étaient « parfois victimes d’incendie tout comme les immeubles : sous l’effet de la tension produite par notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consumer comme sous l’action des flammes, ne laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble plus ou moins intacte »[4]. Celui-ci se manifeste par un épuisement émotionnel marqué par un manque de motivation et d’entrain au travail, et une sensation que tout est difficile, voire insurmontable. Il conduit à une réduction de l’accomplissement personnel : le soignant s’évalue négativement, se trouve incompétent et sans utilité pour ses patients, diminuant ainsi l’estime qu’il a de lui-même en tant que professionnel et supportant donc moins les efforts qu’il doit faire pour surmonter son épuisement. Ce phénomène se traduit dans le soin par une tendance du soignant à dépersonnaliser ses patients qui sont vus de manière impersonnelle, négative, détachée voire cynique. Comment soigner dans ces conditions ? Comment permettre la reconquête d’un espace de dialogue ? Comment penser la médecine, habiter la médecine et discuter la médecine entre soignants et avec les patients ?
Le fait de souffrir et de demander de l’aide, comme l’acte de soin, est à la fois universel, éternel et spécifique. «Les processus d’échange entre soignants et soignés ne s’effectuent pas seulement entre l’expérience vécue du malade et le savoir scientifique du médecin mais aussi entre le savoir du malade sur sa maladie et l’expérience vécue du médecin.»[5] Alors même que la médecine et les médecins ont été amené depuis les années 1980[6] à reconnaître un savoir expérientiel chez leur patient, ils se doivent aujourd’hui de redéfinir la nature et les limites de la responsabilité médicale et de prendre en compte le médecin pour lui-même en permettant au soignant de sortir du fardeau de la perfection, et en lui reconnaissant une certaine fragilité qui le rende plus humain et plus efficace. Sortir de la perfection consiste à se tourner davantage vers la perfectibilité en permettant non plus le déni mais l’expression de ses erreurs médicales. Car s’il peut exister des situations spécifiques, le burn out est une affaire collective. Les médecins séniors pourraient contribuer à l’élaboration d’un environnement sécurisé, autorisant par une parole bienveillante, la mise en commun des situations d’erreurs médicales. Car «Si le médecin n’est pas du côté de la vérité (ou du bien), il n’est pas non plus nécessairement du côté de l’erreur (ou du mal), ou, étant dans l’erreur (ou le mal), il n’est pas le seul à s’y trouver»[7]. Une analyse constructive et réflexive de ses erreurs médicales demande un développement de structures d’écoute, d’accompagnement, d’échanges entre pairs, ainsi que des consultations spécifiques et adaptées. Elle implique de former les médecins à soigner leurs confrères et nécessite le développement de dispositifs d’aide juridique, de protection et de répression face aux atteintes à la sérénité professionnelle des médecins. Ces nouvelles exigences de santé professionnelle demandent aux médecins une certaine sympathie professionnelle, non seulement envers leurs patients mais aussi envers leurs confrères. Cette sympathie ou compassion peut se définir comme une capacité à ressentir et voir ce que voit l’autre, du point de vue de l’autre avec les harmonies subjectives qui s’y rattachent, sans rentrer dans l’identification. Cette disposition requiert avant tout une certaine congruence, une harmonie entre ce que je vis, ce que j’exprime et ce que je ressens. Elle enjoint à suspendre son jugement avec une considération positive inconditionnelle de l’autre : je suppose que la personne fait ce qui est bon pour elle, même si je ne suis pas d’accord. “ C’est en somme, reconnaître la présence et la volonté du malade et en faire le point de départ de l’action médicale, au lieu de les nier ou de les combattre”[8]. Revendiquer le dissensus en entrevoyant en l’autre non pas un patient ignorant mais une personne en conflit avec ma définition de la maladie, non pas un mauvais médecin mais un être humain faillible. Or pour permettre l’expression de cette parole souffrante, le patient doit pouvoir ressentir que, in fine je le laisserais responsable de ses décisions et mon confrère attend de moi que je ne sois pas dans le jugement. Dans tous les cas, le rôle du soignant consiste à amener l’autre à reprendre confiance en lui afin qu’il n’ait plus – ou moins – besoin de moi.
Soigner “n’impose aucune hypothèse, aucun choix, aucun parti, quant à l’origine des maladies et aux moyens médicaux, sociaux, ou psychologiques de guérir. La seule obligation psychologique concerne le médecin. Pour échapper au besoin forcené de guérir, il lui faut changer. Changer tout en restant médecin, ou plutôt changer pour devenir médecin et donner une autre figure à l’ambition de guérir, pour avoir moins peur de la mort et de son impuissance. Si le médecin se tourne alors vers la psychanalyse, ce n’est assurément pas pour trouver là des instruments pour comprendre et agir dans une situation radicalement différente, mais pour changer, lui, pour devenir autrement le même.”[9] Or ce changement est d’autant moins évident que la médecine s’enferme dans un “hidden curriculum”[10] qui amène progressivement les médecins en formation à une perte d’idéalisme, à un changement de critères moraux, à une neutralisation émotionnelle, à l’acceptation de la hiérarchie quelqu’en soit le modèle, et à l’adoption d’une identité professionnelle ritualisée voir robotisée. Ce processus tend à définir encore aujourd’hui ce que serait un “bon médecin”. Dans ces conditions, il est ainsi difficile de trouver sa propre personnalité professionnelle. Il est alors important d’inviter les étudiants dans leur formation à une certaine réflexivité, à mener une réflexion sur le reflet, l’image, qu’ils pensent et qu’ils souhaitent renvoyer en tant que soignant. Pour ce faire, il est possible de les aider à travailler les différents modèles de rôles de médecins qu’ils rencontrent dans leurs stages. En les réautorisant à être humain, ils pourront plus facilement trouver en eux, les capacités d’habiter leurs pratiques. Il est ainsi important de les préparer puis de les soutenir dans leurs confrontations à la nudité, à l’injustice, à la souffrance et à la mort par des mises en situations. Car être soignant, c’est prendre soin de ses patients, les rendre capacitaire mais aussi permettre aux plus jeunes générations de s’émanciper, de trouver leur juste place dans un monde médical en pleine transformation. Soigner, “c’est encore davantage reconnaître sa propre présence, à lui, médecin, dans le champ de la maladie, au lieu de feindre d’en être absent et d’être le spectateur et le manipulateur abstrait, donc non menacé d’un malade neutralisé en corps-objet. Mais cette attitude n’implique aucun renoncement à l’ambition de guérir. Elle lui reconnaît simplement des limites : admettre que la maladie a une fonction. Et ces limites ne sont pas des échecs mais au contraire l’ouverture d’un nouveau pouvoir : faire accéder la fonction au sens.”[11] « Il convient donc de travailler aujourd’hui à guérir les hommes (les soignants) de la peur d’avoir éventuellement à s’efforcer de guérir, sans garantie de succès, de maladie dont le risque est inhérent à la jouissance de la santé »[12].
Bibliographie :
Bensaïd Norbert, “Autrement le même”, in L’idée de Guérison, Nouvelle revue de psychanalyse, Numéro 17, Gallimard, Printemps 1978.
Canguilhem Georges, “Une pédagogie de la guérison est-elle possible?” in L’idée de Guérison, Nouvelle revue de psychanalyse, Numéro 17, Gallimard, Printemps 1978
Freudenberger Herbert J., “Staff burn-out”, Journal of Social Issues, 30, 1974. p.159-165.
Galam Eric, L’erreur médicale, le burn-out et le soignant. De la seconde victime au premier acteur, Broché, Springer, 2012.
Laplantine François, Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1986.
Laplantine François, « Jalons pour une anthropologie des systèmes de représentations de la maladie et de la guérison dans les sociétés occidentales contemporaines . » in Histoire, économie et société, 1984, 3ème année, n°4 Santé, médecine et politiques de santé
Lempp Heidi, The hidden curriculum in undergraduate medical education: qualitative study of medical students’perceptions of teaching, BMJ, 2004.
Winckler Martin, La maladie de Sachs, Paris, POL, 1998.
[1] Winckler Martin, La maladie de Sachs, Paris, POL, 1998.
[2] Laplantine François, “Jalons pour une anthropologie des systèmes de représentations de la maladie et de la guérison dans les sociétés occidentales contemporaines”, in Histoire, économie et société, 3e année, n°4. Santé, médecine et politiques de santé, 1984, p.643.
[3] Ibid. p.643-644
[4] Freudenberger Herbert J., “Staff burn-out”, Journal of Social Issues, 30, 1974. p.159-165.
[5] Laplantine François, Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1986.
[6] Les Associations de patients atteints du VIH ont modifié la place des associations dans la gestion du système de santé et le paradigme de la gestion du monopole du savoir médical
[7] Laplantine François, « Jalons pour une anthropologie des systèmes de représentations de la maladie et de la guérison dans les sociétés occidentales contemporaines. » in Histoire, économie et société, 1984, 3ème année, n°4 Santé, médecine et politiques de santé, p.644.
[8] Bensaïd Norbert, “Autrement le même”, in L’idée de Guérison, Nouvelle revue de psychanalyse, Numéro 17, Gallimard, Printemps 1978.
[9] Bensaïd Norbert, “Autrement le même”, in L’idée de Guérison, Nouvelle revue de psychanalyse, Numéro 17, Gallimard, Printemps 1978.
[10] Lempp Heidi, The hidden curriculum in undergraduate medical education: qualitative study of medical students’perceptions of teaching, BMJ, 2004.
[11] Bensaïd Norbert, “Autrement le même”, in L’idée de Guérison, Nouvelle revue de psychanalyse, Numéro 17, Gallimard, Printemps 1978.
[12] Canguilhem Georges, “Une pédagogie de la guérison est-elle possible?” in L’idée de Guérison, Nouvelle revue de psychanalyse, Numéro 17, Gallimard, Printemps 1978, p.22.