Séance du 23 février 2017 / Abram DE SWAAN
Recettes contre la pitié : comment éliminer la compassion dans les sociétés génocidaires.
Compte rendu Abram de Swaan
Recettes contre la pitié : comment éliminer la compassion dans les sociétés génocidaires?
“S’il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare. C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal.”[1]
“Les bourreaux ont une faible capacité à percevoir la part active qu’ils prennent dans un événement”, écrit le sociologue néerlandais, Abram de Swaan, “ils n’assument pas la responsabilité de leurs actes et soutiennent qu’ils n’ont fait qu’accomplir ce qui leur était commandé, qu’ils ont agi sous la contrainte, ou parce que tout le monde autour d’eux agissait ainsi (…) Et ces mêmes criminels ne manifestent que de façon exceptionnelle des remords, de la honte ou de la compassion (…) Leur conscience morale limitée, leur manque d’agentivité et d’empathie pourraient peut-être nous fournir des indices permettant d’entrevoir les différences entre la plupart des criminels de masse et l’immense majorité de l’humanité.”[2]
Selon Abram de Swaan, pour comprendre le “fonctionnement” des personnes génocidaires, l’analyse doit toujours s’effectuer sur différents plans théoriques (macrosociologique, mésosociologique, microsociologique, psychologique) en interaction. Il s’agit à la fois de prendre en compte le contexte historique et leur historicité propre, la spécificité de la situation et leurs dispositions personnelles. Souvent ces individus prêts à commettre des crimes de masse ont un profil et un passé particuliers. Il est alors important d’analyser leurs propres définitions de la situation, leurs histoires personnelles, leurs familles, leurs métiers. En effet, certains individus ont plus de probabilités de devenir des meurtriers de masse. Abram De Swaan retrouve dans ces individus trois comportements types et communs : un sentiment de passivité, de manque d’agentivité (plutôt que de libre arbitre), une aptitude personnelle à l’empathie réduite ou inexistante, et une compartimentalisation de leur pensée et de leur morale. Ce mécanisme de “compartimentation mentale” leur permet de se protéger d’eux-mêmes en se dédoublant. Ils sont à la fois capables de se dévouer à leur famille ou à leurs camarades, tout en exerçant une indifférence totale vis à vis de celui qu’ils vont considérer comme étant “’étranger” à eux. En effet, ces génocidaires s’interdisaient d’éprouver une similarité, un sentiment d’empathie à l’égard de la victime en tant qu’être humain, et se refusaient de se mettre à la place de l’autre en proie à la souffrance. C’est ainsi seulement par une progressive deshumanisation de l’autre que le génocidaire va pouvoir tuer sans culpabilité. Et, ce processus de désidentification vis à vis de cet Autre va être induit ou renforcé par les différents moyens de propagande mis en place par le régime, les amenant à se distinguer radicalement du groupe cible. Sans le soutien des institutions et du régime en place – quand ils n’en sont pas déjà membres à part entière- , ils ne parviendraient pas à légitimer leurs actes sans culpabilité. Là, ils ne font qu’obéir aux ordres et sont loyaux envers les pairs, leur conscience morale étant remise entre les mains de leurs chefs.
Ce processus de “désidentification” se réalise par une l’idéalisation de “l’endogroupe” (“nous”) et l’exclusion de “l’exogroupe” (“eux”) par un mécanisme d’identification projectile. Ce dernier amène à percevoir dans l’autre groupe l’antagoniste agressif et menaçant. “L’ennemi devient, au travers d’une projection, l’incarnation des caractéristiques que le groupe refuse d’assumer comme étant les siennes propres; ce qui crée un hiatus psycho-culturel”[3] .C’est ainsi que les victimes se voient désignées comme remplies de haine, avides de pouvoir, criminelles. L’intériorisation de cette séparation imaginaire entre “eux” et “nous” influence les comportements quotidiens mais aussi les émotions et les pensées personnelles. Certaines idéologies, qui ont l’apparence d’une construction intellectuelle, vont permettre à une haine violente de s’installer dans les esprits. D’un côté, il y aura le peuple du régime, et de l’autre, le groupe cible. Ces idéologies, amenant au massacre de masse, tendent à réactualiser des divisions latentes. Les génocides se construisent ainsi sur une période longue, de manière furtive et subreptice.
Dans les sociétés totalitaires fortement compartimentées, où l’antagonisme entre les groupes est intense, les jeunes apprennent à vaincre leur compassion à l’égard des étrangers, des “autres”. Comment désapprendre la compassion? Comment vaincre la pitié ? La question présuppose qu’il y ait déjà un mouvement subtil de compassion qui se doit d’être supprimé. La recette la plus efficace contre la pitié, c’est l’exclusion. L’exclusion la plus efficace, c’est l’exclusion de l’espèce humaine : la déshumanisation. Ce clivage entre l’intrus et l’exclus a une longue histoire : les cercles croissants de l’identification et de la désidentification qui conduisent à considérer des personnes comme étant plutôt semblables à nous et d’autres différentes de nous. Les hommes et les sociétés ont souvent entrepris de réguler leur pulsions violentes, mais les régimes génocidaires ont réussi à transformer radicalement cette régulation sociale et individuelle de la violence.“Ce qui ressort de ces faits, c’est la fragilité de la compassion, de l’empathie et des sentiments moraux chez l’homme”.[4]
Bibliographie :
Arendt, Hannah, Les origines du totalitarisme, suivi de Eichmann a Jerusalem, Gallimard, Paris, 2002.
De Swaan, Abram, Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Seuil, Paris 2016.
De Swaan, Abram, interview Libération par Marc Semo et Catherine Calvet, 20 mars 2016, Certains individus ont plus de probabilités d’être génocidaires que d’autres.
Elias, Norbert, La civilisation des mœurs, Poche, Paris, 2003.
[1] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Tome 3 : Le système totalitaire, Paris, Seuil, 2005.
[2] Abram de Swaan, Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Seuil, 2016
[3] Howard F. Stein, “The indispensable enemy and American-Soviet relations”, in Vladim D.Volkan, Demetrios A. Julius et Josepth V Montville (dir.), The psychodynamics of International Relations, vol.1 : Concepts and Theories, Lexington, Lexington Books, 1990, p.71-89.
[4] Nico Frijda, “Emotions and collective violence”, International Conference on Women and Moral Emotions in Times of War and Peace, Université d’Haïfa, 1er-2 juin 1998