Séance du 6 octobre 2016 / Fabienne Brugère
L’éthique du care
Compte-rendu
Fabienne Brugère : Pour une éthique du “care”
[su_quote]La morale est liée à des exigences de justice pensées dans le cadre d’une référence à un sujet neutre, impersonnel, sujet qui garantit la perspective de l’égalité. (Il est nécessaire d’introduire) de la vulnérabilité dans l’autonomie, de la subjectivation dans la personne, de la sollicitude et du soin dans la justice. C’est surtout reconnaître que toutes les relations humaines ne sauraient porter immédiatement l’égalité, que beaucoup sont asymétriques et qu’elles méritent plus que tout l’attention et la protection, une possibilité de réciprocité contre les abus de pouvoir alors même que le point de départ est la différence ou l’écart dans la relation.1[/su_quote]
Le care insiste sur la responsabilité individuelle inhérente à l’attitude de soin et sur la mutualité des relations de soin, faisant ainsi écho à Paul Ricoeur qui analyse la sollicitude comme processus d’égalisation du donner et du recevoir. Penser ainsi toutes les modalités intersubjectives, mais aussi politiques permettrait de ne pas transformer l’asymétrie et l’inégalité propres aux relations de soin, en une domination, mais plutôt à y introduire de la réciprocité et de l’égalité.
Les notions de soin et de care sont de nouveaux objets d’études des sciences humaines et sociales : notamment de la psychologie du travail, de la philosophie morale et politique, et de l’éthique médicale. L’éthique du care est apparue aux Etats-Unis au cours des années 1980 et désignait “différentes formes d’attention aux autres que l’on peut traduire par les concepts de sollicitude et de soin, le premier exprimant la capacité à se soucier des autres et la conduite particulière qui consiste à se préoccuper d’autres identifiés par un besoin ou une vulnérabilité trop grande, le second regroupant un ensemble d’activités ou de pratiques sociales qui problématisent ensemble le fait de prendre soin et de recevoir le soin.”2
Il s’agit non seulement d’une attitude et d’une disposition morale mais aussi d’une action, d’une pratique et d’une capacité technique. Comme l’indique la philosophe Fabienne Brugère, le “prendre soin” ne réside pas seulement dans une relation dyadique, à travers laquelle une activité est réalisée dans un état affectif particulier avec une capacité à se soucier des autres. On ne saurait réduire le care à des relations entre des individus, mettant alors de côté la question des institutions de soin et des responsabilités collectives. 3 La volonté des éthiques du care est plus généralement de “renouveler le problème du lien social par l’attention aux autres, le prendre soin, le soin mutuel, la sollicitude ou le souci des autres.’’4
En effet, l’éthique du care s’appuie sur l’analyse des expériences de vulnérabilité pour remettre en questions les valeurs prescriptives du néolibéralisme et penser un nouveau mode de rationalité qui laisse une place aux émotions comme la compassion, une des figures principales des sentiments moraux. Cette éthique s’appuie avant tout sur un diagnostic du présent : le “prendre soin” comme condition invisible et nécessaire du marché du travail. Car l’entrée dans la compétition des uns n’est possible que parce que d’autres s’occupent des tâches de soin. Se constitue ainsi un monde divisé entre “centre” et “périphérie”, une fracture entre le monde valorisé de ceux qui sont hautement “performant”, et la marginalisation des donneurs et des receveurs de soin.
Ainsi pour rétablir la capacité d’agir de chacun, le prendre soin devrait s’horizontaliser afin de déployer un équilibre entre une “éthique de la justice” et une “éthique du care”. Cela permettrait de compenser les manquements des théories de la justice : qui pensent l’égalité de manière abstraite et omettent non seulement les notions de “relation” et d’ “interdépendance” mais aussi la particularité des situations dans les fondements de la morale. En effet, l’éthique du care envisage un “individu” dont les processus d’autonomisation ne peuvent se faire en dehors de socles, de tiers sur lesquels s’appuyer. Ainsi, revaloriser l’éthique du care revient à revaloriser la figure de l’attachement.
La philosophie morale fondée sur des principes universalistes intouchables, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les implications politiques et sociales de l’individualisme dans le monde contemporain. Ce qui guide notre action, ce ne sont pas tant des principes moraux, abstraits et univoques, qu’une forme de moralité qui prend sa source dans le particulier, dans ce qui est important, urgent pour le maintien, la conservation de l’humanité et de la vie telle que nous éprouvons : une éthique corporelle, affective, sociale, celle de la compassion. Nous nous devons de reconnaître non seulement la vulnérabilité commune, constitutive des hommes, mais aussi les vulnérabilités particulières de certains sujets ou de certaines populations (enfants, personnes malades, âgées, migrants…). Certains individus vivent de manière plus fragile que d’autres en société, et il est nécessaire de les accompagner, plutôt que de les isoler et de les considérer comme socialement inadaptés (selon un idéal d’autonomie). Ainsi une activité éthique et politique, valorisée par l’éthique du care, en faveur de l’activité humaine doit être intégrée à l’idée de justice afin de prendre en compte les spécificités des individus, tant négligés par les théories morales précédentes.
Il s’agit de reconnaître comme socialement indispensables les activités de care qui soutiennent les relations de dépendance entre les individus, depuis les soins parentaux jusqu’aux soins médicaux en passant par l’éducation.
Bibliographie proposée
Brugère Fabienne, “L’éthique du care”, Paris, “Que sais-je?”, PUF, 2011.
Brugère Fabienne, La politique de l’individu, La République des Idées / Seuil, Paris, 2013.
Brugère Fabienne, Le sexe de la sollicitude, Paris, Le Seuil, 2008.
Gilligan Carol, Une voix différente, Paris, Flammarion, “Champs essais”, 2008.
Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, Paris, PUF, coll. «Philosophies», 2010, 151 p.
Carol Gilligan et l’éthique du care, coordonné par Vanessa Nurock, Paris, PUF, coll. «Débats philosophiques », 2010.
Worms Frédéric, Le moment du soin, PUF, coll “ Débats philosophiques”, 2010.
1.Brugère, Fabienne, L’éthique du care, Paris, “Que sais-je?”, PUF, 2011, p.38-39.
2.Ibid., p.26.
3. Ibid.,p. 92.
4. Ibid., p.3