Séance du 17 novembre 2016 / Laure BARILLAS
Charité et compassion chez Jankélévitch
Compte-rendu
Charité et compassion chez Jankélévitch
par Laure Barillas.
Penser la compassion, c’est essentiellement se demander quelle relation il faut avoir à l’autre, comment être avec l’autre. Ce problème de la relation à autrui permet à Jankélévitch d’affronter le problème que représente l’altruisme. La relation “tolérante” ou la relation “respectueuse”, par exemple, sont-elles suffisantes ? La relation “juste” est-elle, elle-même, satisfaisante ?
Le mouvement que suit la réflexion de Jankélévitch va dans le sens d’une reconnaissance de la “charité”, comme vertu suprême, au détriment de la “compassion”. Comment discerner la place de la compassion parmi toutes les vertus qui l’entourent : le respect, l’estime, la tolérance, l’équité, la justice, la miséricorde, la pitié, la bonté et la charité? La compassion est définie par Jankélévitch comme : “compréhension secourabled’un sujet qui souffre” alors que la charité est un amour universel, une initiative spontanée et prévenante, et une directe effusion d’un sujet face à son prochain – et non plus seulement, une réaction face au sujet souffrant. Il place ainsi davantage la compassion du côté de la “miséricorde” et de la “pitié” alors que la charité serait identique à la “bonté” ou à “l’amour”.
La formulation du problème de l’altruisme pour Jankélévitch se joue dans les rapports entre les pronoms et entre les figures de l’autre qu’ils supposent. Si je “tolère” l’autre, si je le “respecte”, si je veux être “juste” envers lui, je m’adresse davantage à un “il” ou “elle” anonyme, à un sujet mystérieux, opaque, incompréhensible. Tandis que si j’éprouve de la “compassion”, de la “pitié”, de la “charité” pour lui, le statut de l’autre change : il passe au “Tu” direct, à un sujet aimé. Ainsi, à qui dois-je m’adresser dans mes relations avec autrui ? Au prochain, au lointain ? Au Tu, au Il, Elle ? A un “Tu” aimé, à un “Il” toléré, respecté?
Pour penser cela, Jankélévitch part d’une réflexion critique sur la notion d’ “autrui”. Tout ce qu’on peut dire d’“autrui” est négatif et indéterminé. Il est mon autre, toujours définitivement autre que moi. Autrui n’a pas de visage, pas de nom, pas d’ipséité, il est toujours ailleurs, jamais maintenant, toujours autre que moi. Parler d’autrui, ce n’est donc pas s’adresser à un “Tu” mais suppose une mise à distance. Dire “autrui”, ce n’est pas s’adresser à l’autre en face de moi, mais c’est projeter l’altérité le plus loin possible, hors de l’intersubjectivité. C’est refuser le face-à-face propre à l’éthique, à la rencontre avec l’autre. Dans la notion d’autrui, Jankélévitch voit l’éloignement du prochain, le bannissement de l’autre. Il y voit une ruse de la mauvaise volonté et de la mauvaise conscience. Si l’autre est Autrui, il n’est jamais présent, secourable, sujet d’une relation avec moi. L’autre étant toujours un autre, toujours ailleurs et plus tard, n’est donc personne en particulier. Autrui est donc le signe de l’irresponsabilité, du désengagement. Dire autrui, c’est dire que je ne me reconnais pas d’obligation à l’autre. Pour Jankélévitch, plus les hommes sont secs, plus ils ont à la bouche ce triste mot hostile, ce mot sans amour ni conviction : “les autres”. Cet “autrui” de l’altruisme est donc un moyen d’évacuer le problème de l’autre, de rendre caduque toute relation à l’autre, impossible et inutile toute compassion. Autrui est donc l’alibi de l’Ego, de celui qui n’a pas de responsabilités envers l’autre.
Ainsi, si “autrui” est à une distance infinie de moi, comment s’adresser à l’autre comme à un Tu, plus semblable à moi, et qui, en même temps, ne soit pas moi? Pour répondre à ce problème Jankélévitch propose la figure du “proche”. “C’est en aimant autrui dans nos proches que nous avons la possibilité de faire de chaque Autre un prochain, de “secondariser” toute tierce personne”, c’est-à-dire, de la faire passer de la 3ème personne, du “Il, elle” à la deuxième personne, au “Tu”. L’humanité dans cet amour sans bornes, doit pour être un vrai amour encore transformer le prochain en frère, qui est toujours le “toi” d’un “moi”. Sinon comment aimer l’humanité, ce qu’il appelle “cet interlocuteur géant, sympathiser avec lui, avoir pitié de ce monstre aux trois milliards de têtes” ?
La compassion, pour être vrai “amour” et non pas simple “justice”, doit pouvoir s’adresser à quelqu’un en particulier, et non pas à la masse de l’humanité, “car si notre prochain reste lointain, si le genre humain au lieu de s’incarner dans la personne que voici, demeure entité cosmopolitique et impersonnelle, notre charité n’est rien d’autre qu’une justice”. C’est ce qu’il appelle encore “l’amour conceptualiste et humanitaire de la pseudo-philanthropie”. Or, la “compassion”, dans sa distinction avec “l’amour”, est destinée à tout le monde, à un tout le monde sans visage, à “Ils”, “Eux”, général, abstrait. Alors que l’amour désigne, vise, s’adresse toujours à un Tu. Pour ne pas se dissoudre en justice, la compassion doit s’adresser à quelqu’un, elle doit faire de l’autre un Tu.
L’amour, a un sens éthique plus que politique pour Jankélévitch. En tant que sujet, je peux aimer mon prochain, tandis que l’institution doit être juste pour la communauté anonyme et sans visage que forme la société. Ainsi, intégrer la compassion dans l’institution, ce serait risquer de voir la compassion se dissoudre, disparaître dans l’anonymat des Autres, dans une disparition du Tu. Une compassion, qui s’adresserait à tous, transformerait mon prochain en un autrui. Une compassion universelle manquerait de particularisme. En aimant tout le monde, la compassion n’aime personne. Mais, a contrario, le particularisme de l’amour me fait toujours aimer celui-ci ou celui-là ; c’est là son injustice.
Ainsi, si la charité est amour universel, agapé, amour divin et inconditionnel, alors elle doit aimer tout le monde. Mais comment ne pas retomber dans l’écueil de la compassion ? Comment peut-on aimer tout le monde comme un Tu ? Comment peut-on aimer le genre humain à l’instar d’une personne incarnée ? Comment peut-on préférer tout le monde ? C’est là que surgit l’irrationnelle, la surnaturelle agapé, qui peut, seule, résoudre ce tour de force. Et quoiqu’elle ne puisse en fait se rendre utile qu’à ses proches, c’est l’universellement humain de l’ipséité qu’elle désigne à travers la figure du proche.
Penser la relation à l’autre, c’est donc pour Vladimir Jankélévitch le désigner comme un prochain, comme un proche. Toujours comme Tu, jamais comme Autrui ou les autres. C’est faire de l’amour, la vérité de l’intersubjectivité. La relation à l’autre est ce qui fait la beauté de son éthique,“car celui qui ne sait pour qui il vit, ne sait même plus s’il veille ou s’il dort. Celui dont le cœur ne bat pour personne n’est guère plus qu’un fantôme en peine”.
Bibliographie :
Jankélévitch, Vladimir, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, Flammarion, Paris,
1986.
Jankélévitch, Vladimir, Le paradoxe de la morale, Editions du Seuil, 1981