Séance du 29 septembre 2016 / Zona ZARIC & Pauline BÉGUÉ
Ouverture et introduction au séminaire en vidéo
Compte-rendu
Agir avec compassion, penser un soin commun
[su_quote]Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l’espèce humaine. On ne les voient point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-même, ils peuvent soulager les douleurs d’autrui, ils prennent plaisir à le faire; ils ne sont pas désintéressés mais ils sont doux.1[/su_quote]
Aujourd’hui, “la non-assistance à personne en danger”2 peut nous laisser penser une impossibilité de mobiliser un souci pour l’autre, sans legislation. Sommes-nous donc contraint d’en passer par la loi pour pouvoir nous soucier des autres et de la Cité? Cela reviendrait à considérer avec Hobbes que “ L’homme n’est qu’un loup pour l’homme”3. Le souci de l’autre et de la Cité serait-il si éloigné de notre condition humaine? Ne naturalisons-nous pas de la sorte l’idéal d’un Homo oeconomicus, d’une rationalité libérale dessinant un individu égoïste, libre et autonome. Le sujet humain vu comme individu autonome et indépendant aurait-il perdu l’habitude de voir sa propre vulnérabilité (et celle des autres), aveuglé par l’idéal de cette autonomie?
Il nous semble nécessaire de repenser le sujet humain depuis sa vulnérabilité, sans que celle-ci ne soit l’attribut exclusif de certains individus marginaux. Pour cela, il est, en premier lieu, indispensable de prendre conscience des identités sociales qui nous constituent et rendent inégale l’accès aux ressources. De plus, il existe un fait anthropologique. Vivre, c’est intrinsèquement être exposé à la possibilité d’être fragilisé, par l’apparition d’une maladie, d’une perte d’emploi, d’un accident. Penser l’homme à partir de sa vulnérabilité permet de révéler que, l’homme ne peut à lui-seul former son propre monde sans prendre appui sur autrui. C’est bien avec et grâce à l’intervention d’un Autre que je me rends capable et autonome. Or, tout se passe comme si la rationalité de l’action était structurée uniquement par notre autonomie propre, et la rationalité de l’échange par des logiques marchandes. Même le souci des autres se matérialise aujourd’hui dans des investissements et par la célébration de l’individu entrepreneur. Or certes, chacun veut être reconnu comme un individu irremplaçable, mais personne ne veut être livré à lui-même, réduit à une pure entité isolée à l’intérieure même de la Cité.
La théorie dominante néolibérale nous impose un réel contre lequel on ne pourrait rien : une maximisation du temps et du profit, comme objectif premier. Par conséquent, chacun tend à éprouver son isolement et à penser qu’il n’a “pas le temps” de se consacrer aux autres; d’ailleurs qui s’intéresse à lui? Ainsi chacun a déjà été amené à reprocher un “manque d’humanité” en politique, dans la rue, et dans nos institutions. Or malgré cela, nous continuons à considérer que “c’est comme ça”, que “c’est chacun pour soi”, que “nous n’y pouvons rien”. Pourtant ce “manque d’humanité” ressentie ne signifie-t-il pas tout simplement un manque d’attention, un manque de compassion? Quand nous disons : “l’hôpital manque d’humanité”; ne pensons-nous pas : “l’hôpital manque de compassion” ? Comment pourrions-nous faire alors pour que les institutions, les hôpitaux soient plus compassionnelles?
Nous entrevoyons bien dans l’humanité quelque chose de l’ordre de l’intérêt égoïste certes, mais aussi de l’ordre de la compassion. La compassion est cette capacité de prendre conscience de la souffrance d’autrui, de l’accueillir en soi, de ressentir avec lui, et de désirer la soulager. Issue de la condition humaine dans sa dimension duelle, à la fois sociale et existentielle, la compassion se situe ainsi à la base de l’éthique. Comme le souligne Schopenhauer, la valeur morale d’un acte dépend précisément de la compassion: “le seul acte véritablement morale est celui qui dérive du soi compatissant, ressentant avec l’Autre”4. La compassion constitue ainsi le coeur de la motivation morale et donne l’impulsion première à l’action désintéressée pour les autres. Qu’est ce qui nous empêche, malgré cela, d’agir avec compassion, de penser un soin en commun?
La compassion semble souvent s’éveiller par une prise de conscience de sa propre fragilité et de sa vulnérabilité face à une situation d’urgence. L’expérience de la maladie chez un médecin par exemple, vient constituer non seulement un tournant dans son pratique, entre un avant et un après la maladie, mais aussi un commencement d’autre chose, d’une nouvelle façon d’agir. L’expérience de la maladie permet un enseignement sur soi mais aussi un enseignement avec, par et pour l’autre. Elle amène chacun des médecins à repenser les institutions, les principes et les valeurs de sa pratique. Elle les pousse vers la nécessité d’un “prendre soin”, d’un prendre soin compassionnel. Mais comment se mettre à la place d’autrui sans vivre la place de l’autre? Comment pourrions-nous nous tourner vers l’autre sans en passer par l’accident, par la catastrophe individuelle ou collective?
Finalement devons-nous attendre un accident pour éveiller un souci de l’autre, un souci de soi? Doit-on alors voir les situations quotidiennes comme des accidents pour pouvoir agir? En effet, une mobilisation active et délibérée de la compassion, ne devrait pas se limiter aux rares moments de choc moral, qui unifient brièvement la société lorsqu’un événement inattendu engendre une indignation morale. L’expérience compassionnelle impliquerait ainsi une écoute attentive, puisée dans la conscience imaginative. Elle part de l’idée d’un “souffrir avec”, transfigurée ainsi en projet positif : non seulement offrir de l’assistance et réduire les souffrances de l’Autre, mais aussi d’agir pour construire un vivre ensemble. Ainsi la compassion peut servir la cohésion sociale par la promotion active du bien individuel et collectif, conduisant ainsi à une revitalisation des concepts d’équité et d’égalité. Comment éveiller, susciter et mobiliser la compassion? Comment l’enseigner ? Pourrait-il y avoir une formation à la compassion?
Ce séminaire souhaite repenser la définition de l’individu autonome à travers les notions de “soin” et de “compassion” afin de mener ensemble une réflexion éthique et politique tendant vers l’éthique Ricoeurienne de vivre la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes.
1.De Tocqueville, Alexis, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 2010.
2.Code pénal, article 223.
3. Hobbes, Thomas, Léviathan, Paris, Folio, 2000.
4. Schopenhauer, Arthur, Le fondement de la morale, Paris, Le Livre de Poche, 1991