Frédéric Gros – Compassion, pitié, sollicitude
A partir de quels registres critiques a-t-on condamné la pitié dans l’histoire de la philosophie ? En premier lieu, la pitié est trop déprimante pour être utile à la construction du lien sociale qui exige de la joie. Elle est une passion triste qui suppose une certaine passivité. Elle tend à nous laisser submerger de la souffrance de l’autre. Cette critique ne signifie pas qu’il ne faudrait pas aider l’autre mais simplement que le ressort à partir duquel on se doit de porter secours doit être tout autre. Le sage a les yeux secs et porte secours de manière raisonnable. Pour Spinoza, si la pitié se situe bien du côté de la tristesse, elle ne peut que participer à une réduction de l’existence plutôt qu’à son affirmation. De plus, la pitié est injuste. Pour Kant, comme pour La Rochefoucauld, la pitié en tant qu’elle repose sur l’identification ne peut qu’être partiale. Elle fait des préférences et ne peut avoir de portée universelle. De fait, je ne ressens pas de la compassion pour tout le monde et en toute circonstance. La pitié serait bien trop contingente pour pouvoir être érigé en morale. Enfin, La pitié est méprisante. Pour Nietzsche, la compassion et la pitié supposent que l’autre soit pris dans une certaine diminution, une forme d’infériorité que va creuser le regard compatissant. Bien plus que de témoigner d’une forme d’égalité, la pitié est une forme hypocrite de mépris qui condamne l’autre au nom de sa souffrance. Or ce qui me fait souffrir est ce qui m’est le plus personnel et le plus intime. La souffrance se définit par ce que j’ai à vivre moi et ce à quoi je ne peux que moi-même donner sens. La souffrance pour chacun est ce sur quoi va se forger quelque chose de l’identité. Ce qui nous fait souffrir le plus profondément est inintelligible à presque tous les autres, inabordables. Ceux qui voient que nous souffrons nous méprisent et se méprennent sur notre souffrance. Par son intrusion, la pitié dépouille toute souffrance de ce qu’elle a de plus personnelle et de plus précieux. Elle nous la rend étrangère tout en nous suggérant que nous sommes incapables d’en faire quelque chose. Qui sait si ma souffrance n’est pas le terreau d’une richesse supérieure à la platitude du bien-être ?
Pour Frédéric Gros, les philosophes critiques de la pitié opposent l’exigence à la compassion : il faudrait être exigeant avec les individus, les élever plutôt que de les rabaisser. Or selon lui, le foyer de sens de la compassion s’oppose davantage à l’indifférence comme forme suprême de violence. Même la haine maintient une forme de relation. Et si la compassion ne nous pousse pas inévitablement à porter secours, sans elle, on quitte l’humanité.
Deux choses sont peut-être à retenir de cet affect. La première témoigne de la puissance éthique de l’imagination et de notre capacité innée à dépasser notre égoïsme. Ce que la compassion nous relève en premier lieu c’est bien notre capacité de décentrement. Pour Rousseau, la pitié en tant que mouvement par lequel je me mets à la place de l’autre se nourrit de l’imagination. Nous sentons en l’autre, quand bien même ne serait-ce que pour ressentir la délicieuse sensation d’être bien à ma place.
Deuxièmement, si la compassion est cette forme de répugnance à voir souffrir le semblable, elle est bien ce sentiment de participation à une communauté sensible.
La compassion suppose toujours une forme de dissymétrie envers une personne qui est en position d’infériorité sociale, de vulnérabilité spécifique, de souffrance particulière. Ainsi si ce sentiment ne suppose pas une égalité première ni ne l’institue immanquablement ( comme l’amour, l’amitié ou le respect), elle nous fait vivre l’expérience incarnée d’une unité de la Vie par l’attestation d’une non indifférence. C’est parce que nous participons tous à une même communauté de vivants que nous sommes réceptifs à la souffrance de l’autre. Tout se passe comme si la vie ne dessinait qu’un seul tissu unique, et que lorsque ce tissu en venait à être tordu à un certain point, cette souffrance pouvait se faire ressentir par écho à l’autre bout du tissu en deçà de toute identification ou de toute reconnaissance. Je ne peux pas, sans réflexion, ne pas ressentir quelque chose . La compassion nous permet de penser une éthique qui s’enracinerait dans la sensibilité et s’adresserait à l’ensemble des vivants