par Jacques Barsac, biographe et spécialiste de Charlotte Perriand, et Antoine Fenoglio, designer et co-fondateur des Sismo.
Un design politique
Jacques Barsac présente Charlotte Perriand comme une « femme de gauche », engagée et militante. Selon lui, cet engagement politique quotidien est indissociable de sa création : il rappelle notamment sa volonté de créer une structure de fauteuil métallique industrielle, habillable par la suite selon les moyens du client. Bien que le projet de démocratisation de l’objet ait finalement échoué — poncer les soudures métalliques coûtait en fait trop cher —, c’est avant tout le désir politique de penser l’objet pour tous qui aurait permis de penser sa forme, occasionnant des innovations esthétiques et matérielles. Pour Barsac, le fonctionnalisme de Perriand est également informé par ses convictions politiques : en effet, son asymétrie formelle peut être comprise à la fois comme un rejet de l’architecture fasciste symétrique des années 30, et comme un moyen d’optimisation de l’espace pensé pour garantir un certain confort à ses clients les plus modestes.
Création et contrainte
La création de Perriand est toute entière pensée en terme de contraintes : à ses yeux, rappelle Barsac, « il n’y a pas de formule, il n’y a que des circonstances à un moment donné ». L’élément créé ne peut être réalisé que pour un ensemble architectural — avec son volume, sa fonction, mais aussi selon un budget donné, avec des partenaires, des objectifs, un cadre de réalisation singulier. Le corps du sujet, lui-même, se pose pour elle comme une contrainte formelle pour l’objet, pensé comme l’instrument de mesure de ses dimensions. Les matériaux et leur économie propre sont ainsi autant de contraintes pour Perriand, qui se présentent pourtant comme des perspectives créatives nouvelles : en 1935, elle conçoit avec Pierre Jeanneret le Refuge Tonneau, premier refuge en aluminium. Mais si les contraintes sont à l’origine de sa démarche créative, reste que le coût des matériaux, ainsi que la résistance des clients aux changements d’usages — la démocratisation de la cuisine ouverte, en 1975, est par exemple le fruit d’un combat contre les réserves des usagers réticents au changement — présentent un frein pour la diffusion des inventions de la designer.
Vers le vernaculaire
Rappelant l’architecture d’un refuge inspirée d’un manège, Barsac insiste sur le goût de Perriand pour le vernaculaire. « Il faut avoir l’oeil en éventail » : il lui importe en effet de porter son attention sur les choses les plus banales, afin d’en tirer des leçons et de leur conférer une dignité nouvelle. Elle présente ainsi à la télévision le bas d’une bouteille plastique coupée comme étant son vase préféré, marquant son goût pour les matériaux de récupération. Elle applique sur des formes contemporaines des techniques vernaculaires, et s’oppose à l’exposition de Johnson, en 1932 au MOMA, présentant une architecture internationale rationnelle : elle redoute l’uniformisation du monde et la disparition des techniques et économies vernaculaires locales. Son rapport étroit à la nature est accentué par la crise de 1929 : ce que Barsac présente comme ses « photos philosophiques » illustreraient notamment la rencontre historique des formes industrielles « parfaites » des années 20, d’une pureté presque stérile, avec le chaos des années 30, posant ainsi la question de la désorganisation du standard industriel — pour, et par la vie. Barsac rappelle enfin la conviction de Perriand, pour qui « l’art est dans tout », à savoir, dans tous : il dépendrait en fait davantage d’un regard subjectif porté sur le monde que d’un luxe spécifiquement élitiste et matériel.