Année 2017/2018Séminaires de Sainte-Anne 1

Dans L’Avenir dure longtemps, le philosophe Louis Althusser tente de justifier le meurtre de sa femme, Hélène, comme le « signe même de [son] effacement ». L’occasion d’aborder la question mélancolique et de s’interroger sur la psychologisation d’un féminicide.
Séminaire Le sujet en psychiatrie, séance du 5 décembre 2017 par Cynthia Fleury.

Figure emblématique de la rue d’Ulm et de la pensée des années 1960 et 1970, artisan du renouveau du marxisme, penseur de l’aliénation sociale, Louis Althusser tue sa femme, Hélène Rytmann, le 16 novembre 1980. Ce crime débouche sur un non-lieu lié à la démence de l’accusé au moment des faits. Dans L’Avenir dure longtemps, Althusser revient sur sa vie et le meurtre qu’il a commis. En lien avec les Lettres à Hélène, apparait la possibilité d’une approche philosophique et psychanalytique d’un sujet qui en plaidait l’effacement, et des thèmes tels que les violence faites aux femmes, la mélancolie, le complexe d’imposture, le syndrome maniaco-dépressif, le roman familial, ou encore le lien entre le sujet et son œuvre.

L’Avenir dure longtemps vient tenter d’expliquer cet acte tout en déresponsabilisant l’auteur. On parle alors de « délire de négation » de la figure mélancolique, cette nature s’observant chez Althusser dès 1947 à travers des crises d’angoisses récurrentes et un mal-être patent. Déjà, il écrit qu’il perçoit « un temps qui n’a plus de dimension » et qu’il « ne croit plus à l’avenir ». Il expose une carence paternelle forte – « ai-je vraiment eu un père ? » – qui aurait éteint sa possibilité d’être un homme : il pose le complexe d’imposture comme symptôme de son sentiment d’existence. Cet appauvrissement du moi alterne avec l’euphorie des périodes de cure dont il fait la chronique.

Les lettres qu’il écrit à Hélène sont emplies d’amour et d’ardeur, comme de violence mentale : la complicité a des reflets de perversité, à une déclaration fait suite la mention d’amantes dont il a besoin. Palliant son propre effondrement, se posant comme le sauveur d’Hélène, Althusser restaure régulièrement le « moi » de cette dernière, par exemple en lui prêtant la capacité que Lacan expliquait être « de faire apparaître le discours inconscient que contient le discours conscient ».

Althusser parle beaucoup de la psychanalyse, de son entreprise de « rectification du dispositif actuel de l’inconscient », de son objectif d’en faire surgir les « capacités emmurées ». Il décrit son inconscient comme une fonction de conversion du bien en mal, ce que la psychanalyse tente de rectifier. Il présente l’origine de ce dispositif qui le torture via des cauchemars terribles comme étant son histoire familiale, le caractère accidentel voire subi de l’union de ses parents et donc des conditions de son existence.

La constatation de cette mélancolie fondamentale est l’occasion de se questionner sur ce mal-être. Aristote se demande pourquoi il arrive qu’une personne soit en quelque sorte victime de son raisonnement juste et de sa capacité créative supérieure, qu’il en découle de la haine et une dissociation progressive du monde des humains – une désintégration. Les écrits de Freud font aussi écho au cas d’Althusser qui s’accable dans le discours mais n’éprouve jamais de honte dans les faits, qui est conscient de son insuffisance, se satisfait de cette complainte mais sans assumer cette satisfaction.

Enfin, il convient aussi de voir que la psychologisation du personnage est un procédé classique de défense pour occulter la violence des hommes. Althusser ne se définit jamais comme agresseur, répète sa défense : il est victime d’inexistence, se sent « être d’artifice, être de rien, un mort » et évoque même la thèse d’un « suicide altruiste ». On retrouve souvent une telle tactique, de façon certes moins littéraire mais visant tout autant à poser l’agresseur comme le martyr d’une histoire personnelle : malheurs d’enfance, tourments de jalousie, mal de vivre. Cette justification joue de la culture historique de subordination des femmes, et vise un détournement de l’attention sur les souffrances de l’agresseur plutôt que celles de la victime – ce dont découle une perpétuation de la violence commise.

Pierre Dubilly

Bibliographie

Althusser, Louis, L’Avenir dure longtemps, Stock, 1994 (2007).
Althusser, Louis, Lettres à Hélène, Grasset, 2011.
Gorog, Françoise, « La mélancolie d’Althusser », La clinique lacanienne, vol. 17, no. 1, 2010, pp. 109-126.
Dupuis-Déri, Francis, «La banalité du mâle. Louis Althusser a tué sa conjointe, Hélène Rytmann-Legotien, qui voulait le quitter », Nouvelles Questions Féministes, vol. 34, no 1,‎ 17 juin 2015, p. 84–101.
Pommier, Gérard, Louis du néant, La mélancolie d’Althusser, Flammarion, 2009.
Aristote, Problème XXX, L’homme de génie et la mélancolie, Rivages poche, 1991.
Freud, Sigmund, Deuil et mélancolie, Petite bibliothèque Payot, 2011