Séminaire coordonné par Frédéric Baitinger, philosophe, psychanalyste et chercheur associé.
Au GHU Paris – Psychiatrie & Neurosciences.
Année 3 : Les éthiques du refus¹
Cette troisième année du séminaire “Décoloniser l’inconscient” sera dédiée à la mémoire de la philosophe queer et théoricienne de la psychanalyse Mari Ruti, décédée le 8 juin 2023 à l’âge de 59 ans des suites d’un cancer foudroyant. Puisse ce séminaire continuer à faire exister sa pensée buissonnière (toujours cherchant à créer des ponts), et que celle-ci puisse venir fertiliser le champ des études lacaniennes françaises, ainsi que celui des études queer².
Introduction
Le désir de l’homme de bonne volonté est de bien faire, de faire le bien, et celui qui vient vous trouver, c’est pour se trouver bien, pour se trouver d’accord avec lui-même, pour être identique, conforme à quelque norme. Or, vous savez ce que nous retrouvons pourtant en marge, et pourquoi pas à l’horizon, de ce qui se développe devant nous comme dialectique et progrès de la connaissance de son inconscient. Dans la marge irréductible comme à l’horizon de son bien propre, le sujet se révèle au mystère jamais entièrement résolu de ce qu’est son désir.
Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, 277.
Que vise l’éthique de la psychanalyse ? Et plus précisément encore, que vise l’éthique de la psychanalyse telle que Lacan s’est proposé de la redéfinir dans son séminaire 7, L’éthique de la psychanalyse ? Est-ce une éthique qui, comme le laissent penser un certains nombre de penseurs queer, est une éthique qui reconduit les valeurs sur lesquelles s’est construite la société hétéro-patriarcale ? Ou bien est-ce une éthique qui débouche sur une subversion possible de ces valeurs et de ces normes ? C’est-à-dire une éthique qui serait compatible avec les visées les plus subversives défendues par les théoriciens queers ?
Pour répondre avec la plus grande ouverture possible d’esprit à ces questions, cette troisième année du séminaire Décoloniser l’inconscient se propose de donner la parole à des psychanalystes et des théoriciens queer s’étant positionnés publiquement sur ces questions, tout en les invitant à discuter d’une manière plus large les thèses défendues par Mari Ruti dans son livre The Ethics of Opting Out, (à traduire en français par : les éthiques du refus, ou de la désinscription) ; livre dans lequel Ruti entreprend de faire la cartographie de l’ensemble des débats éthiques qui ont traversé le champs des études queer au moment du vote pour le mariage pour tous ; débats qui ont opposé le groupe des théoriciens queers “relationnels” prônant l’intégration progressive des populations lgbtiqa++ au reste de la société, aux théoriciens queers antirationnels considérant l’intégration des populations lgbtiqa++ comme représentant une trahison de la dimension subversive incarnée par le mouvement queer.
Il s’agira ainsi de s’interroger sur la valeur et l’importance qu’il convient de donner aux scénarios d’inclusions et de normalisation qui sous-tendent l’ensemble des politiques minoritaires défendues par le mouvement lgbtiqa++, tout en questionnant les différentes manières dont il serait possible d’en faire la critique sans pour autant que celle-ci ne vire à une forme d’éloge de la négativité pure ou de la pulsion de mort. Ce qui nous conduira, in fine, à nous demander si la critique que nombre de penseurs queers relationnels adressent à la psychanalyse lacanienne ratent ce qui, dans l’approche lacanienne du désir, est profondément queer (l’objet a) ; et à interroger l’usage critique que les théoriciens queers antirelationnels font de la psychanalyse lacanienne, et notamment de la notion de jouissance, pour autant que le seul au-delà du fantasme que vise ces théoriciens semble se confondre avec le champ de la jouissance, tout entier absorbé par la puissance mortifère de la Chose.
¹ Ce titre est directement emprunté au livre de Mari Ruti, The Ethics of Opting Out, Queer Theory’s Défiant Subject.
² Je tiens d’ailleurs tout de suite à préciser que le terme queer sera principalement utilisé au cours de ce séminaire comme un terme désignant toutes les formes de résistances, d’écarts, d’étrangetés, de déviances que peut être amené à incarner un sujet vis-à-vis d’une norme quelconque — et non comme le synonyme de l’acronyme lgbtiqa++. Ce qui veut dire que le terme queer désignera d’abord et avant tout, dans ce séminaire, le champs de ce qui s’oppose à la norme, de ce qui en échappe, s’en décale, désire s’en extraire— champ qui peut potentiellement inclure n’importe quel type de sujet, y compris des sujets dits “hétérosexuels”, c’est-à-dire des sujets appartenants en apparence à la norme mais dont l’inconscient et le désire s’en échappe.