Des attachements éphémères, des amours fugaces, des identités floues… Pour Zygmunt Bauman, la vie postmoderne est liquide, à rebours d’une modernité solide et structurée.
Séance du 13 novembre 2017, 3e année du cours “Introduction à la philosophie à l’hôpital” à l’Hôtel-Dieu.
Cynthia Fleury présente et commente les concepts de liquidité et d’émiettement, développés par le philosophe et sociologue polonais Zygmunt Bauman (1925-2017). Elle pose le retour au logos (la parole, le questionnement) comme remède à la liquéfaction.
En analysant, dans Modernité et Holocauste, les camps de concentration comme une forme d’accomplissement de la société moderne, de sa bureaucratie et de ses technologies, montré comment la “Solution finale” adopte les structures de l’usine moderne et de l’organisation du travail, Zygmunt Bauman décrit comment “rationalité instrumentale”, cette recherche de l’efficacité maximale théorisée par l’économiste et sociologue allemand Max Weber (1864-1920) (voir la vidéo Les destins actuels de la rationalité instrumentale : d’Adorno à Honneth par Cynthia Fleury) a supplanté la “rationalité par rapport aux valeurs” (qui agit suivant la morale, par exemple).
La responsabilité se déplace, est déléguée à des instances extérieures, remplacée par la procédure. La loi se substitue à la morale.
Le temps se divise en autant de “monde-comme-jeu” : chacun est un univers en soi qui peut être en contradiction avec le précédent ou le suivant. Il inclut à chaque fois l’infini des possibles et est sans conséquences. Zygmunt Bauman parle de “pointillisme”. Il reprend les propos du critique, philosophe et écrivain George Steiner : “Notre culture s’est changée en une sorte de casino cosmique où tout est calculé pour avoir un impact maximum et une obsolescence instantanée”.
Dans ce monde d’excès, la production de déchets explose, l’humain lui-même peut devenir rebut. La peur du rejet provoque le rejet (cf. vote du Brexit, élection de Donald Trump). Mais “la vraie modernité ne serait-elle pas de considérer que la peur, que la condition phobique n’est pas un avenir pour l’homme ?” interroge Cynthia Fleury. Il s’agirait alors de considérer que le soin se déploie bien au-delà de l’hôpital. De voir dans le care une nécessité de politique publique.
Auteurs cités et bibliographie
I – Faillite morale et réification
Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, La fabrique, 2002. (1re publication en 1986)
Antoine de Baecque, “L’histoire qui revient. La forme cinématographique de l’histoire dans Caché et La Question humaine“, Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 63e année, no. 6, 2008.
Jean-Paul Maréchal, “Les “affinités électives” entre la modernité et le totalitarisme. Quelques réflexions sur la thèse de Zygmunt Bauman”, Écologie & politique, vol. 27, no. 1, 2003.
Jocelyne Lenglet-Ajchenbaum et Yves Marc Ajchenbaum, Les judaïsmes, Folio, 2000.
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Quarto, Gallimard, 2002.
II – Fractionnement du temps et déni de responsabilité (24′)
Il ne reste plus qu’Une vie en miette. Dans cet l’ouvrage publié en 1995 et sous-titré Expérience postmoderne et moralité, le philosophe, exilé à Leeds (Royaume-Unis) après avoir été victime d’épuration antisémite dans la Pologne de la fin des années 60, analyse comment le déni de responsabilité s’organise. Affirmant à la manière du philosophe Emmanuel Levinas, que “nous sommes existentiellement des êtres moraux”, c’est-à-dire que la rencontre avec l’autre nous confronte à un dilemme. Mais la loi devient l’outil principal d’évitement des questions. Il ne s’agit plus de se questionner, savoir si agir est moral ou non mais de se conformer à la légalité. Le dilemme moral s’efface devant l’obéissance à la règle : “ce qui est frappant dans la modernité, c’est ça tendance à retirer au moi moral ses responsabilité morales pour les confier soit à des organismes supra-individuels […] soit à une responsabilité flottante au sein d’une autorité de personnes de type bureaucratique”. La responsabilité se déplace, est déléguée à des instances extérieures, remplacée par la procédure. “La loi devient l’outil principal pour dissocier l’homme de la culpabilité”, explique Cynthia Fleury. Il ne s’agit plus d’établir une identité fixe, solide, durable dans le temps mais de “limiter les fixations et laisser les options ouvertes”.
Zygmunt Bauman, Une vie en miette, Expérience postmoderne et moralité, Fayard, 2010. (1re publication en 1995)
Zygmunt Bauman, L’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ?, Flammarion, 2009.
III – Culture de l’excès, culture du déchet (43′)
Zygmunt Bauman, Vies perdues, La modernité et ses exclus, Manuels Payot, 2006.
Mary Douglas, La souillure, Essai sur les notions de pollution et de tabou, La Découverte, 2005.
Cynthia Fleury, La maladie rare, l’hypersingularité en santé, Introduction à la philosophie à l’hôpital. (vidéo)
IV – Fabriquer du soin dans la société liquide, les réactions (1h01)
George Steiner, Grammaires de la création, NRF essais, Gallimard, 2001.
John R. Hall, Bauman liquide, OpenEdition.
Guillaume le Blanc, Dedans, dehors. La condition d’étranger, La couleur des idées, Seuil, 2010.
Christopher Lasch, Le moi assiégé : Essai sur l’érosion de la personnalité, coll. Climats, Flammarion, 2008.